Theory and History of Ontology (ontology.co)by Raul Corazzon | e-mail: rc@
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This part of the section History of Truth in Western Philosophy includes the following pages:
History of Truth in Ancient Greece
Aletheia in the Ancient Greek Thought. General Introduction
Pre-Philosophical Concepts of Truth
Selected bibliography on the Concept of Truth in Ancient Greek and Roman Philosophy
Selected bibliography on Ancient Greek Authors from Homer to the Hellenistic Period
Aletheia dans la Pensée Grecque d'Homère à l'Âge Hellenistique (Current page)
Pages under construction:
Parmenides
Sophists
Plato's Doctrine of Truth
Aristotle's Definition of Truth
Epicureanism
Stoicism
Skepticism
Neoplatonism
"Par l'effet d'une particularité tout à fait singulière, la langue grecque désigne cette notion de vérité par des termes négatifs : l'adjectif αληθής et le substantif αλήθεια. IΙ y a là un mystère étonnant, qui n'est peut-être pas dépourvu de liens avec ce que l'en appelle le 'miracle grec'. Mais il ne faut pas oublier qu' ληθής et αλήθεια ne sont pas les seuls mots qui, à l'origine, s'appliquent à l'idée de vérité, bien que Platon et Aristote n'emploient pratiquement qu'eux pour la représenter, bίen qu'ils traversent l'histoire du grec, d'Homère jusqu' aujourd'hui, bien qu'enfin, d'Homère à l'âge classique, ils connaissent un prodigieux développement, qui est contemporain de la disparition progressive de leurs anciens parents sémantiques. L'expression du vrai, en grec ancien, relève, en réalité, d'une terminologie complexe, composée de mots négatifs et positifs, que l'οn se propose d'étudier ici, sans les séparer de leurs antonymes.
I. Les mots négatifs signifiant vrai.
Α côté d'άληθής et d'άλήθέια, d'άληθώς, d'άληθεύειν, d'άληθίζεσθαι, d'άληθινός, d'αληθινώς et d'άληθοσύνη (ainsi que des composés dont le premier membre est άληθο- οu le second -αληθής), οn remarque l'emploi d'άτρεκής, άτρεκεως, ατρεκείη, άτρεκειν (le substantif άτρεκότης est tardif) (1), de νημερτής (ναμερτής), νημέρτέια (ναμέρτεια), νημερτεως, d'άψευδής, άψευδεια, άψευδειν, άψευδέως (2).
II. Les mots positifs voulant dire vrai.
Α époque ancienne, la représentation positive du vrai est assurée par la famille d'έτός. Outre έτός, qui est connu grâce à une glose d'Ηésychius (3) et à des fragments de Callimaque (4) (il apparaît peut-être aussi dans quelques textes anciens) (5), elle comprend έτεός, 'τυμos, έτύμως, έτήτυμος, έτηιύμως. 'Ετητυμία est tardif (6). 'Ετανός, έτυμώνιον, qui est éolien, έταυτώs, έτἐωνια, έτεωνειν, ne figurent que dans des gloses d'Hésychius (7). Les composés en έτυμο- se laissent classer en deux groupes différents, puisque l'on peut séparer ἐτυμόδρυς, qui se lit chez Théophraste (8), et ετυμηγόρος (9) des termes dans lesquels έτυμο- désigne le vrai sens d'un mot, son sens étymologique. Cette dernière valeur d'έτυμος figure pοιιr Ιa première fois chez Αristοte (10). Les composés en έτἐο/ω- sont peu nombreux. On doit citer 'Ετἐοζουτάδης, έτεοδμώς (dont l'existence même est douteuse), 'Ετεόκρητες, έτεόκριθος (11), 'Ετέόκλἐιoς, 'Ετεοκληειη et différents anthroponimes.
Bien après l'époque de rédaction des textes homériques, apparaissent dans la langue (en particulier dans la prose classique) quelques formes bâties sur la racine du verbe ειναι (όντως, τω όντι, συσία) et l'adjectif ακριζής (dont sont issus le substantif άκιἰζεια, l'adverbe ακριζώς, le verbe άκριζουν et différents composés). Ces mots contribuent à Ι'expression de concepts voisins de celui de vrai : le concept de réel et celui d'exact." (pp. 1-3)
Notes
(1) Il apparait dans une scholie (Euripide, Hyppolite, 1114).
(2) Ροur άλανές άληθές (Hésychius), mot difficile à classer dοnt l'étymo1ogie est mal connu, voir W. Prellwitz, Glotta, 19, 1930, p. 105 sq., et K. D. Georgoulis, Platon, 8, 1956, p. 228-229. Hésychius donne encore άλανέως όλοσχερως, Ταραντϊνοι et αλλανής ασφαλής, Αάχωνες ; W. Prellwitz hésite entre deux étymologies : άλανές peut-être apparenté à λανθάνω et αληθής ou à άλλανής, άλανέως, αλανέως (Εlis).
(3) Cf. infra, § 39.
(4) Fragment 70 Pfeiffer ετά = "vraiment", "réellement" ώς ετά Τημενίδος χρύσεον γένος fragment 75, 39 Pfeiffer ετως η δ ἀν ἐτως πᾶν ἐχαλυψεν ἐπος fragment 202, 19 Pfeiffer ...ετης εὐχη[σι] "avec des prières véritables, authentiques."
(5) Cf. infra IIe partie.
6) Il apparaît chez Callimaque, Αίτια, 3, 75-76 Pfeiffer.
7)) 'Ετανόν ληθώς, σφόδρα -- έταυτώς άληθώς -- έτυμώνιον άληθές -- έτεώνια άληθή -- έτεωνέω άληθεύὠ.
8) Histoire des Plantes, 3, 8, 2.
9)) Αrgonautiques d'Orphée, 4, 1183.
10) Du monde, 399α, 400a, 401a (έτύμως).
11)) Théophraste, Des Causes des Plantes, 3, 22, 2.
Extrait de: Jean-Pierre Levet, Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque. Étude de vocabulaire. Paris : Les Belles Lettres 1976. Tome I. Présentation générale. Le vrai et le faux dans les épopées homériques.
"En fin de compte, les analyses proposées ici distinguent quatre niveaux différents dans un énoncé :
- Le niveau de l'énoncé proprement dit détermine un acte de parole avec des interlocuteurs dans une situation de discours.
- Le niveau de la source de l'énoncé détermine un point de vue, ou un énonciateur, ou les deux.
- Le niveau du contenu de l'énoncé détermine la représentation d'une situation événementielle qui a pour support référentiel le référent du sujet.
- Le niveau inférieur est d'ordre lexical. Il détermine un procès abstrait avec sa structure actancielle, mais sans représentation spatio-temporelle (avant la promotion d'un actant en sujet, c'est-à-dire en support référentiel).
On peut admettre que toutes les catégories verbales peuvent être définies par rapport à ces différents niveaux et à leurs éléments. Rien n'empêche donc d'observer des distinctions semblables dans une autre langue, par exemple en français moderne. Cependant, en français moderne, certaines distinctions sont moins nettes, sans doute parce que la syntaxe en est moins subjective. C'est ce que semble confirmer un petit aperçu sur le vocabulaire du vrai et du réel.
1. Aperçu de syntaxe contrastive du grec et du français :
Le français moderne (comme le latin) ne connaît que deux types principaux de systèmes hypothétiques. Ils correspondent respectivement aux hypothèses d'addition et aux hypothèses de substitution du grec :
- Type I : si + indicatif quelconque (= I et II du grec).
- Type II : si + formes d'indicatif en -ais (= III et IV du grec).
Des subdivisions sont cependant possibles, qui correspondent aux divisions du grec, mais imparfaitement :
Dans le type I, l'indicatif futur, souvent exclu, est cependant parfois admis : - Type I, 1 : « Si vraiment tu viendras demain » I du grec) (14).
- Type I, 2 : « Si tu viens demain » II du grec).
Dans le type II, les formes composées sont parfois employées pour marquer une valeur d'irréel, sans considération temporelle :
- Type II, 1 : « Si tu venais demain » (= III du grec).
- Type II, 2 : « Si tu étais venu demain » (= IV du grec).
Voici comment on peut rendre compte des nuances entre I et II du grec et I, 1 et I, 2 du français.
- Le type I, 1 du français suppose une assertion objective, c'est-à-dire une assertion vraie pour tous. Le sens est exactement « s'il est reconnu par tous que » = « s'il est vrai que ». C'est une hypothèse de vérité, pas tout à fait identique à « si quelqu'un dit que », hypothèse d'assertion subjective du grec.
- Le type I, 2 du français suppose un fait objectif et ne correspond pas tout à fait au type II du grec, qui suppose non le fait lui-même, mais l'événement qui le manifeste, qui lui donne sa représentation subjective. En français le sens exact est « s'il arrive que », en grec, c'est « s'il se manifeste que ».
Si le grec distingue nettement hypothèse d'assertion et hypothèse de manifestation, le français distingue peu hypothèse de vérité et hypothèse de réalité, de même que vrai et réel sont peu distincts dans le vocabulaire (15).
Voici comment on peut rendre compte des nuances entre III et IV du grec et I, 1 et I, 2 du français.
- Le type I, 1 du français suppose une situation de vérité non actuelle, donc fictive. Le sens exact « s'il était vrai que » ne correspond pas tout à fait à « s'il apparaissait que », hypothèse de point de vue non actuel du grec (16).
- Or une situation de vérité, notion objective et générale, ne peut être qu'actuelle ou non actuelle, c'est-à-dire liée ou non à la situation de discours. En revanche un point de vue, qui est subjectif et particulier, peut en outre être actuel et non réel, c'est-à-dire être lié à la situation de discours mais en contredisant le point de vue réel du locuteur. C'est le type de point de vue que caractérise l'indicatif secondaire modal du grec.
Le système dominant du français n'a pas d'irréel analogue à celui du grec. Mais il a la possibilité de spécifier comme caduque et devenue impossible une situation de vérité non actuelle. Il a pour cela recours à la forme composée, celle-ci perdant alors sa valeur temporelle pour une valeur modale, comme dans « si tu étais venu demain » qui implique « tu ne viendras pas demain »(17). Il faut cependant pour cela que le contexte empêche toute interprétation temporelle. Ainsi « s'il avait plu hier » n'est pas ainsi spécifié, car on peut le dire sans savoir s'il a plu hier.
Il faut cependant se garder de trop figer les systèmes. Si, dans les protases hypothétiques, l'imparfait français correspond bien à l'optatif grec, il a des emplois différents qui en font un irréel. Dans « Un peu plus, le train partait sans moi », il correspond à un indicatif secondaire modal du grec. Ne serait-ce pas la marque d'une détermination plus subjective, l'expression d'un point de vue actuellement caduc ? Le plus-que-parfait du subjonctif dans « s'il eût été là » peut aussi déterminer un point de vue subjectif (18). Inversement le grec tend à rendre plus objectives ses déterminations syntaxiques, comme le montrent l'affaiblissement de l'opposition de ὀν et l'emploi devenant mécanique de ἄν, la généralisation de l'augment...
Néanmoins, on peut dire qu'en général grec ancien et français moderne s'opposent comme le plus subjectif au plus objectif, surtout sur les deux points suivants :
- Là où le français détermine un fait, le grec ancien déterminait la représentation d'un fait dans une conscience.
- Là où le français détermine une situation de vérité valable pour tous, le grec ancien déterminait un point de vue particulier.
Ce résultat est une confirmation de l'opinion exprimée par Guillaume, Temps et Verbe, Paris 1929, p. 48 : « L'hypothèse, primitivement élément intérieur de visée, est devenue en français moderne un élément extérieur objectivable sur la ligne d'actualité. »
2. Le vocabulaire du réel et du vrai en grec et en français :
Le français parle en principe d'un fait réel et d'une assertion vraie, c'est-à-dire conforme au réel. Mais la distinction n'est pas très tranchée. Réalité et vérité peuvent se confondre dans l'usage courant, et on a vu que réel n'a pas le même sens selon qu'il est opposé à éventuel ou à irréel. Confusion et ambiguïté tiennent sans doute à l'objectivité des termes. En effet la vérité repose directement sur la réalité des faits, vérité et réalité s'impliquent réciproquement.
Rien dans le grec homérique ne correspond exactement aux mots français réel et vrai, qui sont positifs et objectifs. Les deux mots homériques qui s'en rapprochent le plus, αληθής et νημερτής sont négatifs et subjectifs, comme l'a montré Levet, Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque. Étude de vocabulaire (19).
αληθήςς signifie étymologiquement « non voilé ». Ce mot qualifie le réel en tant qu'il est dévoilé à une conscience humaine. Ce n'est pas « le réel qui est », mais le réel qui se manifeste dans l'expérience. Pour un Grec donc, les faits objectifs en eux-mêmes ne suffisent pas à établir la réalité, et par suite la vérité ; encore faut-il qu'ils soient perçus comme tels. Cette conception subjective de la réalité, que révèle le vocabulaire, se trouve correspondre à ce que que nous avons dit du contenu de l'énoncé à partir de nos analyses syntaxiques : c'est un événement représenté, qui n'est pas ce qui arrive, mais ce qui se manifeste.
Aussi peut-on dire que le mensonge hypothétique d'Euryclée à Pénélope doit être découvert pour exister comme événement.
Νημερτή, quant à lui, qualifie étymologiquement l'absence d'erreur (ἄμαρτάνειν « se tromper »), c'est-à-dire « l'interprétation droite ». Pour un grec donc, la vérité ne découle pas simplement des faits, ni même de leur simple observation, mais d'une juste interprétation de ce qu'on observe. Cette conception de la vérité est illustrée par la notion de point de vue de vérité que nous avons tirée de l'analyse syntaxique de l'énoncé assertif. L'énoncé assertif est fondamentalement senti comme résultant d'un traitement personnel de l'information.
Les termes grecs ne caractérisent donc pas le fait réel et la proposition vraie (au sens logique de cette expression), mais l'expérience révélatrice et le jugement correct. Ces deux notions subjectives sont relativement indépendantes l'une de l'autre, contrairement à celles de réalité et de vérité. En effet l'expérience révélatrice n'implique pas nécessairement un jugement correct, alors que la réalité d'un fait s'exprime automatiquement dans une proposition vraie.
On pourrait facilement poursuivre cet aperçu sur le vocabulaire grec. Ainsi le ψευδος n'est pas le contraire du vrai, c'est-à-dire le faux, mais l'invention subjective (20.
Dans l'ensemble, les termes grecs du vrai et du faux reposent sur des significations plus subjectives que leurs homologues français. Cette plus grande subjectivité se retrouve dans les significations des catégories verbales du grec. De ce fait, celles-ci distinguent plus nettement qu'en, français source énonciative et contenu de l'énoncé verbal. C'est pourquoi l'analyse syntaxique a abouti à distinguer trois sortes d'objets imaginaires qui déterminent les différents types de protases grecques : une assertion (type I, et chez Homère type IV), un événement (type II), un point de vue (type III, et après Homère type IV)." (pp. 246-250)
Notes
(14) Cf. Grévisse, Le bon usage, Paris: Ducoulot 1975, p.1034.
(15) L'emploi de l'indicatif dans « si tu viens demain » suggère que l'indicatif français est moins assertif que l'indicatif grec (en tant que mode non marqué ?). Aussi le français confond-il habituellement l'hypothèse à vérifier (« s'il est vrai que ») et l'hypothèse à réaliser (« s'il arrive que »).
(16) Il y a de même une correspondance imparfaite entre l'optatif oblique du grec (point de vue passé) et l'imparfait français de concordance des temps, qui est « un imparfait de récit » (situation de vérité passée, cf. Le Guern, Notes sur le verbe français, 1986, pp. 26-9).
(17) Le tour avec forme en -ais composée est apparu au XVIIe siècle, en concurrence avec le plus-que-parfait du subjonctif, qu'il a presque supplanté (Robert Léon Wagner, Les Phrases hypothétiques commençant par "si" dans la langue française, des origines à la fin du XVIe siècle, Paris : Droz 1939).
(18) De façon analogue, la valeur parfois non temporelle, mais encore aspectuelle de « j'ai mangé » (= « je suis repu ») suggère une conception plus subjective du contenu verbal (non le fait en lui-même, mais tel qu'il est perçu).
(19) Voir l.l. pp. 78-105 pour ἀλεθηες et 141-60 pour νημερτής. Ετεόὁ, ἐτυμος, ἐτετυμος, signifient « verifié, véridique ». Un autre mot négatif, ἀτρεκής, qualifie l'énonciation sincère (ibid. pp. 124-40).
(20) Levet, 1976, pp. 201-214
Extrait de : Louis Basset, La syntaxe de l'imaginaire. Étude des modes et des négations dans l'Iliade et l'Odyssée, Lyon, Maison de l'Orient, 1989.
"Dans sa célèbre analyse de la mimésis, Éric Auerbach attrait déjà l'attention sur le "réalisme" singulier de l'épopée homérique. En se fondant sur l'étude d'un épisode bien connu de l' Odyssée, la "cicatrice d'Ulysse", il y montre l'existence d'une conception de la vérité située aux antipodes de celle que met en scène l'univers biblique : "On a souvent taxé Homère de mensonge ; mais ce reproche ne diminue en rien l'effet des poèmes homériques : il n'a pas besoin de fonder ses récits sur une vérité historique, sa réalité est suffisamment puissante (...). La Bible ne prétend pas seulement à la vérité de façon beaucoup plus expresse qu'Homère, elle y prétend tyranniquement (...) Le monde des histoires de l'Écriture sainte ne revendique pas seulement la vérité historique, il se donne pour vérité unique" (155) Ainsi, à la Vérité conçue comme valeur universelle l'épopée homérique préfèrerait une autre mesure de la vérité, la réalité.
(...)
Il semble, en effet, que l'homme iliadique soit plus vigilant à ne pas déformer ce qu'il rapporte ou conserve de la réalité, qu'à transmettre une vérité objective pour tous. J. P. Levet a bien mis en évidence l'importance des verbes de déclaration dans les conditions de manifestation du "vrai" : "c'est dans l'échange verbal, écrit-il, que se dessine la fonction première de la langue, traitée comme outil privilégié et irremplaçable de communication, entre deux ou plusieurs consciences, d'une science qui est, primitivement, uniquement sensorielle" (159)
Car percevoir est toujours, dans les Poèmes Homériques, un acte concret, indépendant de toute réflexion au sens théorétique du terme (160) et c'est justement parce qu'elle est fondée sur l'observation fine et méticuleuse des phénomènes que la connaissance, qui chez Homère n'est jamais théorique (161), transgresse la démarcation entre les sensations et la raison (162). Or, cette manière sensorielle d'acquérir la connaissance (dont nous avons constaté le rôle essentiel dans la querelle opposant Ajax et Idoménée), et les contraintes liées à sa communication, interdisent à l'homme de raisonner directement sur la réalité en sortant de lui-même pour aller au-devant de ce qui est objectivement. Comme l'a exprimé justement L. Basset, "ce n'est pas le réel qui est, mais le réel qui se manifeste dans l'expérience, qui constitue le vrai" (163), ce qui revient à souligner l'importance structurelle de la focalisation dans la présentation des choses. L'individu est contraint de "travailler sur le donné installé en lui". Il ne peut transmettre la réalité telle qu'elle est et s'efforce de la rapporter telle qu'elle est reproduite en lui, sans la déformer (164). C'est pourquoi l'adverbe ἀτρεκέως, qui exprime la démarche de l'esprit dans son effort de passivité pour ne pas déformer ce qui est déposé en lui (165), convient bien à une énonciation qui doit à chaque instant capter avec acribie les fluctuations de la réalité en les nommant avec la plus grande précision, comme le fait l'aède dans l'épisode des jeux. Or, nous avons constaté que les locuteurs emploient fréquemment cet adverbe avec le verbe καταλέγειν, ce qui souligne à la fois que ce verbe désigne un mode d'expression bien connu des Grecs archaïques et que "l'on a pris au sérieux cette manière de donner des renseignements, en relation avec une manière de concevoir la réalité et limitée à la situation du donneur de renseignements" (166). Lorsqu'un sujet ne peut pas accéder directement à la réalité ou y faire accéder son interlocuteur (soit parce qu'il ne dispose plus que d'un souvenir, soit qu'il soupçonne son interlocuteur de déloyauté, soit pour une autre raison) tout ce qu'il peut faire, dit J. P. Levet, c'est lui donner un aperçu fidèle "point par point" de la réalité telle qu'elle est conservée en lui.
Pour l'homme homérique, la réalité n'est donc inscrite ni dans les choses (167), ni dans leur seule observation, mais elle prend forme dans la présentation que l'observateur en fait pour son destinataire, c'est-à-dire dans l'interaction où se construit Ie sens. Et le discours en catalogue, dont nous avons observé le pouvoir interactif, se révèle le mode discursif adéquat pour communiquer cette réalité, comme l'illustre avec force l'épisode où Ulysse n'entre en réelle communi(cati)on avec son épouse qu'au moment où il lui décrit en catalogue la fabrication de leur lit (168).
C'est sans doute la célèbre analyse que le philosophe M. Heidegger a menée sur la Vérité comme άλήθeια (169), qui explique la fascination des commentateurs des Poèmes homériques pour ce concept, en dépit de la rareté de ses occurrences dans les Poèmes, surtout dans l' Iliade (170). Ainsi, tout en critiquant l'interprétation étymologique heideggerienne de l'alétheia comme "dés-occultation" ou "dé-voilement" et "ouverture", T. Krischer pense pouvoir mettre en relation ce terme avec le verbe καταλέγειν (171). Conformément au sens premier du verbe καταλέγειν que Krischer propose, à partir du sens de l'expression εμέ ἐλαθε, de traduire par "ne pas remarquer" (et non comme on le fait souvent, au prix de ce qu'il considère comme un " glissement sérieux ", par " être caché "), l'adjectif άληθής désigne en effet, si l'on tient compte de son préfixe privatif, le fait qu'un objet présent attire l'attention et est perçu par un témoin oculaire (172). T. Krischer préconise alors d'interpréter l'expression άλήθέα εἰπειν comme le fait de produire un énoncé qui présente l'objet de façon détaillée afin qu'il ne demeure pas "non remarqué". Or, ajoute-t-il, c'est le verbe καταλέγειν qui exprime en grec cette façon de dire précisément et concrètement quelque chose, d'en faire une "présentation réaliste et exacte qui la traverse point par point", sans rien laisser dans l'ombre, en considérant que chaque détail a son importance. Il conclut de ces remarques que "celui qui connaît la vérité sait la dénombrer et celui qui dénombre bien prouve par là qu'il dit la vérité", établissant ainsi un rapport de contiguïté entre la vérité comme alétheia et l'énonciation catalogale qu'il considère comme le mode privilégié de dénombrement du Vrai (173).
Si l'on ne peut que souscrire aux remarques lumineuses de T. Krischer concernant d'une part le sens perceptif de l'adjectif άληθής, d'autre part l'exhaustivité inhérente à la démarche présentative du καταλέγειν, on peut toutefois lui objecter que l'adjectif άληθής n'est jamais employé avec le verbe καταλέγειν. On trouve en revanche, associé à ce verbe, le substantif άλήθeια, une fois dans l' Iliade, dans le passage controversé de l'entretien entre Priam et Hermès en XXIV 407 (174, et six fois dans l' Odyssée, le plus souvent dans un vers formulaire. Or, à la différence de l'adjectif άληθής dont le sens reste concret, le substantif άλήθeια recouvre un concept dont la signification abstraite (175) ne peut s'adapter à la valeur sémantique concrète de καταλέγειν, ce que T. Krischer semble d'ailleurs pressentir lorsqu'il rappelle que "le concept abstrait est un outil qui rend l'énumération concrète superflue (176)." (pp. 279-284)
Notes
(155) Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, 1946, traduction française Gallimard, Paris 1984 pp. 22-23, je souligne.
(159) Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque, op. cit. p. 57.
(160) C'est ce qu'ont montré différentes analyses du mode de perception des anciens Grecs. En particulier K. von Fritz, dans un article éclairant ("Noos and Noein in the homeric poems", (Classical Philology XXXVIII, 1943, 79-93), explique comment, chez les Grecs d'Homère, la connaissance naît d'une perception (visuelle ou olfactive) et ne s'identifie jamais à in raisonnement. Certes, J. H. Lesher ("Perceiving and Knowing in the Iliad and the Odyssey", Phronesis XXVI 1981, 2-24) critique fortement ce pont de vue, alléguant que si connaissance et visualité étaient synonymes, l'illusion, qui abonde dans l' Odyssée comme l'a bien remarqué Aristote (Poétique 1459b) y serait impossible (p.14 sq.). En fait, von Fritz n'a jamais identifié sensation visuelle et connaissance (p. 90). Il montre que dans l'acte de noein, se manifeste l'usage d'un "sixième sens", une faculté de pénétrer pleinement une situation afin d'en saisir toute la signification, comme le peut celui qui, par exemple, ayant beaucoup voyagé, dispose de l'horizon vaste d'une perception élargie du monde (comme en Iliade XV 80 sq. et I 508 où Zeus est présenté comme celui qui "voit loin" - euruopa-). Mais s'il y a bien une différence entre 1'apparence d'une chose et la saisie de toute la subtilité de sa réalité, cette saisie n'est jamais abstraite. Comme l'ont souligné M. Detienne et J. P. Vernant (Les Ruses de l'Intelligence, la Métis des Grecs, Paris, 1974), elle est redevable de la métis, cette capacité de l'intelligence à s'orienter et à agir dans une situation concrète et complexe (p. 28), qui suppose un sens aiguisé de l'observation et de l'opportunité correspondant à ce que von Fritz appelait le "sixième sens", capable d'anticiper une réalité soumise au hasard. Voir aussi les remarques convergentes de G. Nagy, "Sêma and Noèsis : some illustrations", Arethusa 16, 1983, p. 38.
(161) Voir Ch. Mugler (Les Origines de la Science Grecque chez Homère, Paris 1963 pp. 15-22, 46 et 158). B. Snell montre aussi qu'il n'existe pas d'abstraction chez Homère (Die Entdeckung des Geistes, Hambourg 1948). Selon R. A. Prier ("Some thoughts on the archaic use of metron", The Classical World 1976, 161-169), la pensée archaïque est même en deçà de l'opposition abstrait / concret qui prévaudra à partir de l'irruption de la pensée philosophique et rationaliste du VIème siècle. Le noûs y est la faculté de saisir la dynamique immanente à une situation offerte naturellement (p. 167) et d'approprier le geste à la situation concernée.
(162) Ch. Mugler, Les Origines, op. cit. p. 215, et l'analyse de R. Brague ("Le récit du commencement. Une aporie de la raison grecque"La Naissance de la Raison en Grèce, Actes du Congrés de Nice, dir. J. F. Mattéi, Paris, PUF 1990, pp. 25-27) qui souligne le rôle essentiel de la vue dans le mode de connaissance archaïque.
(163) La syntaxe de l'Imaginaire, Paris 1989, p. 249.
(164) Ibid. p. 237.
(165) Voir supra pp. 28-29.
(166) J. P. Levet, Le Vrai, op. cit. p. 169.
(167) Comme le souligne M. Merleau-Ponty (Le Visible et l'Invisible, Paris 1964 p. 173), "nous ne voyons pas les choses toutes nues parce que le regard même les enveloppe, les habille de sa chair".
(168) Voir supra p. 189 sq.
(169) Platons Lehre von der Wahrheit 1943 ; Alétheia in Vortrâge und Aufsätze 1954. La question est bien résumée par J. P. Levet, Le Vrai..., op. cit. pp. 48-51.
(170) Le terme apparaît sept fois dans l' Odyssée (on trouvera le relevé des occurrences chez J. P. Levet, ibid. p. 59) et seulement deux fois dans l' Iliade : en XXIV 407 (avec καταλέζω), et dans un passage de la course de chars en XXIII 361.
(171) "ETYMOΣ und AΛΗΘΗΣ", Krischer, T. (1965) “ΕΤΥΜΟΣ und ΑΛΗΘΗΣ,” Philologus 109: 1965, p. 164.
(172) Ibid, p. 162. Ainsi, en Iliade XIII 272-273, le verbe καταλέγειν a pour antonyme ἰδμεναι dont le rapport sémantique avec la perception visuelle est bien connu. G. Nagy, dans un article où il s'intéresse précisément à certains passages du chant XXIII de l' Iliade, montre que l'expression ουδἓ με ληεσει y est souvent utilisée comme synonyme de νομσω), verbe de perception qui exprime simultanément "the noticing of signs and the recognition of what they mean" ("Sêma and noesis...", art. cit. 1983, p. 38).
(173) Cette interprétation inspire aussi les analyses de M. Finkelberg qui substitue à l'idée de dénombrement celle de succession narrative ("Homer's view of the epic narrative : some formulaic evidence", Classical Philology LXIII 1987, p. 138) : "The ordered succession was regarded as the form of a truthful narration and the truth as the content of a point-by-point narrative succession". Elle conclut son étude en affirmant que pour Homère, la "narration catalogale" constitue "le modèle formel de toute narration véridictive" (p. 138). Or nous avons pu établir au fil de cette étude que καταλέγειν ne désigne en toute rigueur ni un dénombrement, ni une narration, encore moins un modèle narratif de véridicité.
(174) Passage étudié supra p. 37.
(175) Voir P. Chantraine, La formation des Noms en Grec Ancien, Paris 1933, pp. 86-88, et J. P. Levet, Le Vrai..., op. cit. p. 78.
(176) Art. cit. 1965, p. 172.
Extrait de : Sylvie Perceau, La parole vive. Communiquer en catalogue dans l'épopée homérique, Louvain: Peters, 2002.
Théogonie. Les travaux et les jours. Le bouclier - Paris, Belles Lettres, 1928 (réédition 2002)
ἴδμεν ψεύδεα πολλὰ λέγειν ἐτύμοισιν ὁμοι̂α,
ἴδμεν δ', εὐ̂τ' ἐθέλωμεν, ἀληθέα γηρύσασθαι.
"si nous savons dire bien des mensonges qui ont tout l’air d’être réalité
nous savons, quand nous le voulons, faire entendre des vérités"
(Hésiode, Théogonie et autres poèmes suivi des Hymnes homériques, Édition de Jean-Louis Backès, Paris : Gallimard, 2001, vv. 27-28)
"La Vérité et le Mensonge.
Le "vrai et le "faux" en tant que compléments de verbes énonciatifs, indiquent le conformité (ou la non-conformité d'un énoncé aux choses.
Pour dire qu'un énoncé est vrai, Hésiode dispose de deux termes. Le premier, employé deux fois, se présente sous les formes έτυμος et έτητυμος, cette dernière variante comportant, selon Chantraine, un redoublement expressif (204). Ces termes désignent des paroles conformes à la réalité (205), au point qu'on a supposé une origine commune du terme avec εΐναι et suggéré un type d'exactitude vérifiable dans la réalité sensible (206. On observe en effet cette conformité aux choses dans les développements des Travaux que le poète a annoncés comme des έτήτυμα destinés à instruire Perses de ses devoirs. Ces paroles exactes sont le fait du poète et des Muses, même si le vers 27 de la Théogonie les intègre au "savoir dire" des déesses au prix d'un détour par les mensonges "de même valeur que des paroles véridiques".
La valeur d'αληθής, "non caché", a fait l'objet de discussions. Pour certains, l'adjectif désigne une qualité des choses : dire des άληθέα signifie "reproduire dans un discours quelque chose qui existe sans se dissimuler (qui se révèle) au monde (207). Pour d'autres, il s'agit d'une qualité de la formulation, "dire la vérité de manière que l'objet qu'on a en vue ne demeure plus caché" (208). Je ne suis pas sûre qu'il y ait lieu de choisir : "dire le vrai nom" d'un jour, par exemple, suppose que ne soient cachés ni les actes auxquels il est propice ni sa désignation exacte. Pour Detienne, est άληθης ce qui n'est pas de l'ordre de l'oubli (λήθη) et relève de la mémoire (209). Cette valeur de l'adjectif est rendue particulièrement visible dans son emploi à propos de Nérée, dit à la fois "sincère" (άληθης) et "n'oubli(ant) pas" (ουδε λήθεται) la justice (210). Elle ne contredit pas celle de "non caché", mais la complète : l'une et l'autre répondent aux sens attestés chez Hésiode pour les verbes λανθάνω, λήθω et έπιλήθω qui signifient à l'actif "être caché, échapper à la connaissance" et peuvent prendre au moyen la valeur d' "oublier" (211). Dans les cas οù ces "vérités" renvoient à un énoncé, elles sont compléments des verbes signifiant "dire le nom" et "faire connaître par la voix" (212), qui supposent un savoir préalable que la parole rappelle ou révèle ; il n'y a pas de dévoilement sans mémoire et, si Hésiode accorde à cette dernière une place de choix dans la révélation du vrai, cela tient à sa conception de la parole poétique dont il sera question plus loin (213).
Ces termes exprimant diversement 1a vérité sont employés dans le sens qu'ils ont déjà chez Homère, où, quand ils sont impliqués dans des situations d'énonciation, les mots άληθης et αληθείη supposent un exposé complet, un compte-rendu sans dissimulation (214) ; έτήτνμος s'applique à des paroles qui disent les choses comme elles sont (215) et s'oppose au non réalisé (216).
Cependant la qualité de vrai, chez Homère, concerne des propos que l'on exige οu tient présentement. Elle ne prend jamais la valeur générale que les constructions hésiodiques lui assignent : les "paroles véridiques" que le poète va "dire" désignent le poème dans son ensemble ; les "vérités" que les Muses savent "proclamer" semblent n'avoir d'autre limite que leur bon vouloir.
Il en va de même pour le faux, que les textes homériques appliquent au contexte étroit alors qu'Hésiode fait des Pseudéa des divinités emblématiques. On relève en outre une différence sémantique entre les deux poètes. Chez Hοmère, ψευδεα peut désigner l'erreur de bonne fοi (217) οu un acte (la violation d'un pacte) (218). Aucun de ces deux sens ne figure chez Hésiode : les contextes supposent toujours une situation verbale et une distorsion consciente de soi. Le mensonge caractérisé est néanmoins plus net dans le verbe que dans le nom : le faux témoignage et la vantardise auxquels le verbe est associé dans les Travaux, la sévérité de la punition à laquelle expose le mensonge divin appuyé d'un parjure, donnant lieu à un exposé de plus de vingt vers dans la Théogonie, sont l'objet d'une dénonciation claire (219). Le nom "mensonges", quant à lui, semble, comme les λόγοι auxquels il est associé trois fois sur quatre (220), constituer une catégorie de talents rhétoriques dont l'effectuation précise n'est pas véritablement prise en compte. C'est évidemment le cas pour les puissances emblématiques descendant de Nuit, les frères Pseudéa et Logoi. Chez la femme, les "mensonges et discours trompeurs" s'intègrent dans la liste des qualités qui lui sont conférées à titre permanent lors de sa création. L'homme né le sixième jour sera beau parleur en toutes catégories : railleries, mensonges, discours trompeurs et furtifs. Dans les deux cas où ψευδεα et λόγοι sont employés séparément, chez les Muses et chez Zeus, ce caractère de généralité s'estompe. Les "discours trompeurs" de Zeus à Métis s'intègrent dans un épisode précis où un but leur est assigné (221). Les distorsions constitutives du savoir des Muses sont limitées par la vérité à laquelle elles sont reliées syntaxiquement et sémantiquement.
Mis en situation, ψεύδεα et λόγοι s'en vont dans des sens divergents. Chez Zeus, la tromperie l'emporte sur le discours, réduit à l'état de moyen. Chez les Muses, sont mis au premier plan, avec l'expression ιδμεν...λέγειν, la parole et le savoir, mais aussi la valeur de vérité de ces ψευδεα ετυμοισιν óμoἰα. Contrairement aux άληθέα, indéterminés et ainsi absolus, les "mensonges" s'inscrivent dans l'horizon de la vérité et se définissent par rapport à elle. Il paraît raisonnable de leur attribuer la valeur de "fictions" mentionnée par Chantraine (222). Il serait en effet paradoxal de supposer qu'au moment même de son initiation, le poète prête aux Muses qui le légitiment une intention aussi manifestement contraire aux prétentions véridiques qu'il affiche. D'autre part la notion de "mensonge" se définit par la convergence de deux champs de signification qui peuvent être indépendants : l'intention d'induire en erreur sur le fond et l'inexactitude des paroles. Plusieurs emplois homériques mentionnés plus haut ne retiennent que la seconde acception. Rien n'interdit à Hésiode de choisir le cas de figure inverse : des distorsions intentionnelles au plan du récit sans intention de tromper sur le fond, et comportant au contraire, sous le contrôle du savoir des Muses, l'intention de ramener à la vérité. Des fables, par exemple, que même des têtes dures peuvent comprendre. Nous y reviendrons.
Ainsi les deux noms qui, chez les hommes, nomment une qualité générale, présentant le double caractère de la tromperie et de l'habileté rhétorique, se spécialisent-ils chez les dieux dans l'un οu l'autre registre tout en conservant plus οu moins à l'amère-plan la deuxième partie de leur sens. Inversement, la proclamation des vérités par les Muses a toutes les apparences d'une qualité générale. Il semble donc y avoir au moins la trace d'une différence entre hommes et dieux dans l'aptitude à dire vrai ou faux." (pp. 67-72)
Notes
(203) En Th. 233, l'adjectif prend la valeur de "franc". Il s'agit d'une qualité de Nérée et non d'une énonciation. Il en va de même pour άψεvδής (ibid.).
(204) Chantraine, 1968, s.v. έτόος. Lüther, 1935, p. 51 ss.
(205) Chantraine, ibid. ; Pucci, 1976, p. 12.
(206) Krischer, 1965, p.166. Verdenius, 1962, p. 119, estime que les "vérités", au vers 10 des Travaux, suggèrent que la Théogonie n'a pas dit toute la vérité.
(207) Heitsch, 1962, p. 24-33 ; 1966 b., p. 193-235. Voir les remarques de Detienne, 1967, p. 48, 147. Ultérieurement Hommel, 1969. C'est la notion heideggerienne de Unverborgenheit; voir par exemple Sein und Zeit, 1927, trad. fr. Vezin p. 270-271, et la conférence intitulée Aletheia des Vortrage und Aufsätze, trad. fr. Essais et Conférences, Paris, 1958.
(208) Mette, Lexicon, 1955-, s.v. άληθής.
(209) Detienne, 1960, p. 27-35, et surtout 1967. Également Krischer, 1965, p. 165.
(210) Th. 233, 235-236. La mémoire et l'oubli constituent une antithèse appuyée aux vers 54-55 et 102-103 de la Théogonie. Léthé et les Pseudéa sont frères, Th. 227, 229.
(211) Exception : λςινθάνομαι au sens d' "être caché", Th. 471. λανθάνω : Οp. 52 (actif), 264 (moyen) ; λήθω : Οp. 268, 491 (actif) ; Th. 236, 547 (moyen) ; επιληθω : Th. 102, 560 ; Οp. 275 (moyen).
(212) Voir Chantraine, Dict., s.v. γήυς. Au vers 768 des Travaux, la construction met l'accent sur la détermination du vrai et non sur sa formulation.
(213) Voir infra, p. 204-221.
(214) Il. 6.382 ; 23.361 ; 24.407 ; Od.3.247, 254 ; 7.297 ; 11.507 ; 13.254 ; 14.125 ; 16.61, 226 ; 17.15, 108, 122 ; 18.342 ; 21.212 ; 22.420. Cole, 1983, relève les connotations de précision et d'ordre d'άληθής.
(215) Il. 10.534 ; 18.128 ; 22.438 ; 23.440 ; Od.1.174 ; 4.140, 157, 645 ; 13.232 ; 14.186 ; 19.203 ; 23.62 ; 24.258, 259, 297, 403.
(216) Od. 19.567.
(217) Il. 10.534 ; Od. 4.140.
(218) Il. 4.235 ; 7.352.
(219) Th. 783-804.
(220) Theraios, 1974, p. 139 relève cette proximité. Boeder 1959, p. 90, 99, suggère que l'emploi du pluriel λόγοι a quelque rapport avec l'erreur ; l'emploi du terme au singulier ouvrirait au contraire la voie de la vérité.
(221) Th. 890.
(222) Chantraine, Dict., s.v. ψυυδομaι.
Termes pour le vrai et le faux dans l'œuvre d'Hésiode (Leclerc, 1993 p. 68) : Th. = Théogonie, Op. = (Opera et Dies) Les travaux et les jours.
References
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Detienne, M. (1967). Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris: François Maspero.
Heitsch, E. (1962). "Die Nicht Philosophische Alétheia,"Hermes 90, pp. 24-33.
Hommel, H. (1969). "Wahrheit und Gerechtigkeit. Zur Geschichte und Deutung eines Begriffspaars", Antike und Abendland, 15, pp.159-186.
Krischer, T. (1965). “ΕΤΥΜΟΣ und ΑΛΗΘΗΣ,” Philologus 109: 161–173.
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Pietro Pucci, (1976). Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore: Johns Hopkins University Press.
Snell B., und Mette, H. J. (1955). Lexicon des frühgriechischen Epos, Göttingen.
Theraios, D.-K. (1974). "Logos bei Hesiod (Theog. 1-35)", Hermes, vol. 102, pp. 136-142.
Verdenius, W. J. (1962). “Aufbau und Absicht der Erga,” in Hésiode et son Influence, Geneva: Fondation Hardt, pp. 109-159.
Extrait de : Marie-Christine Leclerc, La parole chez Hésiode. À la recherche de l'harmonie perdue. Paris : Les Belles Lettres 1993.
"Celui-ci [Hésiode] fait en effet précéder le proème traditionnel de la Théogonie (v. 104-115) d'un autre proème, plus développé (v. 1-103), qui indique l'horizon de préoccupation à partir duquel l'héritage épique se trouve à la fois assumé et dépassé. La logique de cette mise en perspective réfléchissante, dont la complexité et la virtuosité technique ont souvent été remarquées (3), est résumée dans l'adresse des Muses (v. 26-28) qui prélude au sacre du poète.
Hésiode y distingue les réalités fictives (pseudéa), qui naissent de l'imitation parfaite des réalités sensibles (etuma) dans l'élément du langage, des réalités vraies (alétheia), qui semblent relever d'un autre registre de la parole. Cette distinction n'instaure cependant pas, comme on l'a souvent soutenu, une opposition franche, voire polémique, entre la poésie didactique, que revendiquerait Hésiode, et la fiction traditionnelle, représentée par Homère. En effet, rien ne permet de penser que les Muses réservent à Hésiode une moitié seulement de leur double pouvoir. Bien au contraire, le fait même qu'elles rappellent leur habileté à forger des fictions, avant de faire état de leur capacité de proférer, à leur gré ), des vérités, suggère qu'il existe un rapport étroit entre les deux registres de l'invention pure et de la connaissance.
La qualité cognitive exprimée par l'adjectif αληθής [aléthes] a été cernée à partir de deux hypothèses diamétralement opposées. La première est parfaitement représentée par l'article d'E. Heitsch, qui s'inspire de l'interprétation heideggérienne du terme (4). Partant de l'étymologie probable (ἀ-ληθη), qui indique quelque chose comme la suppression (α-) de l'état de non-perception (ληθη), l'auteur donne à la notion d'ἀληθέἰα le sens de "révélation" ou de "manifestation". Serait alors αληθής ce qui fait irruption dans l'univers des représentations familières pour y introduire une dimension méconnue du réel. La seconde hypothèse est défendue par H. J. Mette (5). Suivant son analyse, est ἀληθης ce qui est toujours déjà présent, mais échappe seulement à mon attention. En effet, le verbe λανθανω ne signifie pas que j'ignore ce qui va se révéler ou se manifester en surgissant d'un ailleurs absolu, mais plutôt que je n'ai pas conscience de quelque chose qui est déjà là, pour ainsi dire sous mes yeux, et qui m'échappe parce que je me trouve momentanément incapable d'y porter mon attention. L'enquête minutieuse que T. Krischer a consacrée à l'ensemble des occurrences d'αληθήςς et d'ἐτυμος dans Homère (6) étaie les conclusions de Mette. Si ἐτυμον désigne, en accord avec l'étymologie (cf. εταζο), une réalité susceptible d'être vérifiée par un critère objectif et quasiment "expérimental", αληθής, au contraire, évoque une réalité qui n'est pas vérifiable par un critère extérieur, mais qui s'impose immédiatement à la conscience. Ce qui frappe ainsi l'esprit ne saurait être confondu avec les données brutes de la sensation, même si la qualité particulière de la perception dite vraie prend appui sur une réalité d'abord présente dans les sens. De là s'explique que le terme d'ἀληθης ne sert pas tant à caractériser les faits eux-mêmes que le contenu du discours qui les rapporte. Dans la formule homérique "dire la vérité", l'accent est mis sur l'exactitude et l'exhaustivité du discours qui traite son objet sans rien ne déformer ni omettre. Les réalités dites vraies appartiennent à la réalité seconde du discours, par opposition aux réalités sensibles auxquelles il se réfère. La parole devient le seul garant des choses qu'elle recense quand celles-ci échappent au contrôle direct, en raison de leur éloignement dans l'espacez ou de leur inscription éphémère dans le temps (8).
Ce dispositif conceptuel relativement simple, qui oppose les réalités appartenant à l'expérience sensible à leur restitution fidèle dans le discours, se trouve compliqué par l'existence d'un registre de la parole qui vient s'interposer entre l'un et l'autre type de certitude. Le caractère plausible des fictions mensongères d'Ulysse (9), qui permet au récit homérique tout entier de se refléter dans l'adresse inventive de son héros, fait découvrir une dimension du langage dont l'efficacité se confond avec l'essence même de la narration. Celle-ci est l'apanage premier des Muses, qui soumettent les ressources infinies de l'imagination au principe régulateur de la mémoire. Or l'univers ordonné de la fiction narrative creuse comme un écart avec le monde de l'expérience sensible et permet de redéfinir et d'approfondir la notion de la vérité.
C'est ce que fait Hésiode quand il prête aux Muses, outre le pouvoir d'imiter les réalités sensibles, la faculté de dire le vrai. En effet, les réalités dites vraies (ἀληθεα) se dégagent, à condition d'y prêter attention, du mouvement même de la fiction comme autant d'effets de signification dont l'évidence, purement intellectuelle, relève de l'ordre de la connaissance. Alors que les réalités sensibles (ετυμα) sont à la portée de tous les hommes, même des plus frustes, comme les bergers que vise l'invective du vers 26 et dont le ventre constitue la principale instance de vérification, l'appréhension des significations suppose l'acculturation à l'aide de la fiction, qui fournit le support nécessaire à leur élaboration. Ainsi, la Théogonie se trouve définie comme une œuvre qui, avec les moyens de la fiction, déploie des significations vraies que la philosophie continuera à travailler pour en tirer ses systèmes.
Si le discours philosophique s'éloigne progressivement de la fiction, en passant de la cosmogonie à la cosmologie, puis à l'ontologie, le récit théogonique reste attaché à l'évocation fictionnelle d'événements s'inscrivant dans l'expérience sensible du monde, tout en faisant apparaître un ensemble d'articulations noétiques qui ne sauraient être vérifiées par les sens. Ces choses vraies, qui ne sont pas encore la vérité des philosophes mais qui l'annoncent, se présentent sous la forme d'un certain nombre d'implications conceptuelles (mises en relief par l'analogie et la répétition) qui confèrent aux événements relatés le statut réglé de la signification." (pp. 17-19)
Notes
(3) Voir notamment Pierre Judet de La Combe, "L'autobiographie comme mode d'universalisation. Hésiode et l'Hélicon", dans : G. Arrighetti-F. Montanari (éds.), La Componente autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio letterario, Pise, 1993, p. 25-39.
(4) Hermes 90, 1962, p. 24-33.
(5) Lexikon des frühgriechischen Epos, s.v. αληθής, p. 477.
(6) “ΕΤΥΜΟΣ und ΑΛΗΘΗΣ,” Philologus 109: 1965, p. 161-173.
(7) Cf. Iliade XXIV, v. 407, où Priam demande à Hermès de l'informer fidèlement sur l'état du cadavre d'Hector.
(8) Voir Iliade XXIII, v. 361, où Phénix doit observer la course de chars et rendre compte avec précision de ce qui s'est passé.
(9) Cf. Odyssée XIX, v. 203
(10) Cf. Iliade I, v. 70
Extrait de : Heinz Wismann, "Propositions pour une lecture d'Hésiode". In Le métier du mythe. Lectures d'Hésiode. Édité par Fabienne Blaise, Pierre Judet de la Combe, et Philippe Rousseau -Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion 1996.
"Il ne me semble pas suffisant d'établir que l'on peut interpréter l'adjectif alèthés comme signifiant "vérifiable" au sens étymologique où le mot nie l'idée d' "échapper à la conscience" implicite dans la racine dont il est dérivé, lèth-, de léthé "oubli" et lanthánô "échapper à la conscience de" (21). Il est vrai qu' alèthés exprime l'idée de voir quelque chose "pour de vrai" mais il y a plus que cela : nous devons examiner de quelle manière la négation de léth- sert d'équivalent au concept positif me-. La clé se trouve dans le fait que mnè- ne signifie pas seulement "se souvenir" mais très précisément "recouvrer l'essence de l'être" comme l'a montré Jean-Pierre Vernant (22). Dans l'ancienne pensée mythique grecque une telle essence est au-delà de la réalité sensible, au-delà du temps (23). Et surtout, comme Marcel Detienne l'a montré, l'ancienne tradition grecque affirme que cette essence est contrôlée par le poète, maître de "vérité" ou alétheia (24).
Reste un problème : au vers 28 de la Théogonie, alêthéa n'est pas opposé à léthè mais à pseûdea "choses fallacieuses" dans le vers précédent. On a soutenu que cette antithèse représentait " une manière de pensée plus tardive, plus rationnelle, dans laquelle alétheia signifie 'vérité' " (25). Tout se passe comme si une opposition nouvelle, d'esprit rationaliste, entre alêthéa "choses vraies" et pseûdea "choses fallacieuses" se surimposait à une opposition plus ancienne, mythique, entre alétheia pris au sens de "non-défaillance de la conscience" et léthé "défaillance de la conscience", avec le résultat que les deux oppositions se chevauchent et coexistent en fait (26). Et l'on a soutenu de surcroît qu'il se produisait même un chevauchement entre alétheia et léthê aussi bien qu'entre alêthéa et pseûdea au point qu'aucun acte de mémoire n'est exempt d'une certaine mesure d'oubli, aucune expression de la vérité exempte d'une certaine tromperie (27). J'accorde qu'il existe bien un schème de pensée dans lequel mnê- au sens de "se souvenir" inclut un aspect de léth- "oublier " (28). Mais je ne suis pas d'accord pour autant avec l'idée que l'adjectif alèthés et le nom alétheia se comportent de même ; tout au contraire, comme je l'ai montré longuement ailleurs, arêtes et alétheia excluent explicitement une inadvertance de l'esprit (29).
L'absence d'ambiguïté, voire la valeur absolue, des mots alèthés et alétheia explique qu'ils dénotent un acte de parole et de fait, à son tour, explique l'autorité et le pouvoir d'autoriser qui s'attachent à leur force illocutoire." pp. 45-47
(21) Cole, "Archaic Truth", Quaderni Urbinati, n.s. 13, 1983, p. 7-28, donne un exposé admirable de la sémantique d' aléthes et des interprétations proposées dans lequel il rejette la thèse heideggérienne qu'une valeur "objective" de la vérité est inhérente au mot (la vérité non "cachée" dans ce qui est perçu). L'interprétation propre de Cole est une reformulation de solutions plus anciennes insistant sur une valeur de vérité "subjective" (la vérité non "oubliée" par celui qui perçoit). Il suggère (p. 12) que " l'oubli exclu par alétheiaa concerne au premier chef le processus de la transmission -- et non l'appréhension mentale sur laquelle repose la transmission". Par suite alétheia "ne désigne pas seulement la non-omission d'éléments d'information du fait de l'oubli, du manque d'attention ou de l'ignorance, mais aussi le fait de ne pas oublier d'une minute à l'autre ce qui a été dit quelques minutes auparavant et de ne pas laisser passer quoi que ce soit de dit ou de non-dit sans être conscient de ses conséquences et de ses implications " (p. 12).
Notes
(22) Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 2ème éd., Paris, 1985, p. 108-136 (lère éd. : I, p. 80-107).
(23) Thalmann Conventions of form and thought in early Greek poetry, Baltimore/Londres, p. 147, paraphrasant Vernant. J'ai adopté sa traduction de l'expression de Vernant "le fond de l'être " (Mythe et pensée I, p. 86) par " l'essence de l'être "définie comme" la réalité qui s'étend au-delà du monde sensible " (Thalmann, ibid.).
(24) P. 9 à 27.
(25) Thalmann, p. 148 (et p. 230, n. 31), qui suit Detienne, p. 75 à 77.
(26) Thalmann, ibid.
(27) Thalmann, ibid., à la suite de Detienne et de Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977.
(28) Pindar's Homer : the lyric possession of an epic past, Baltimore, 1990, p. 58, à la suite de Detienne, p. 22-27.
(29) Pindar's Homer, p. 59-61.
Extrait de : Gregory Nagy, "Autorité et auteur dans la Théogonie hésiodique". In Le métier du mythe. Lectures d'Hésiode. Édité par Fabienne Blaise, Pierre Judet de la Combe, et Philippe Rousseau -Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion 1996. pp. 41-52.
"La profondeur et le sérieux de la réflexion à laquelle Hésiode soumet l'héritage épique traditionnel, tant en ce qui concerne le patrimoine expressif que le réseau complexe des valeurs et des idéaux ou, encore, les principes de la poétique propre à l'épopée, sont désormais des réalités bien établies (1). Dans ces conditions, la reprise quasi littérale du vers 203 d' Odyssée XIX, "Il fit paraître de nombreux mensonges semblables aux réalités", par le vers 27 de la Théogonie, "Nous savons dire de nombreux mensonges semblables aux réalités" peut, je crois, trouver une explication convaincante (2). Il est en effet légitime de se demander encore une fois quelle intention définie sous-tend la référence au texte homérique, à ce texte homérique précis : la référence à Odyssée XIX, v. 203 -- qui intervient dans un contexte polémique et dont il est difficile de penser qu'elle ne soit pas polémique elle-même -- n'a-t-elle qu'une valeur indicative, c'est-à-dire ne sert-elle qu'à désigner toute la poésie homérique -- ou, pour le moins, la tradition de la poésie héroïque --, ou bien peut-on y déceler des objectifs plus précis et plus circonscrits, et si oui, lesquels ?
La possibilité ou l'impossibilité de saisir les intentions d'Hésiode constitue selon moi le nœud du problème. Renoncer à définir l'objet de la polémique contenue dans le vers 27 (l'épopée dans son ensemble ou une partie ou un élément de l'épopée) reviendrait en effet à admettre qu'Hésiode n'a indiqué aucun critère qui permette de définir la part de mensonge et la part de vérité qui entrent selon lui dans ce type de production poétique. Autrement dit, si l'on n'établit pas une référence précise, hors de l'œuvre d'Hésiode, pour Théogonie, v. 27, il faut alors accepter comme présupposé fondamental et contraignant pour toute interprétation de son œuvre qu'il lui est impossible de sortir d'une situation d'incertitude entre mensonge et vérité, puisque les Muses peuvent inspirer aussi bien l'un que l'autre. Ce serait une position parfaitement légitime si chez Hésiode pris dans sa totalité, c'est-à-dire du premier vers de la Théogonie au dernier vers des Travaux, ne se manifestait pas la conscience claire et sûre de connaître la vérité et de posséder les moyens de l'enseigner à autrui (3). Nier cela revient à méconnaître le trait caractéristique de la poésie d'Hésiode, à savoir son intention didactique." (pp. 53-54)
Notes
Il n'est pas inutile de rappeler que j'ai déjà discuté ailleurs plusieurs des problèmes présentés dans ce texte, notamment dans les soixante premières pages de mon livre Poeti, eruditi e biografi. Momenti della riflessione dei Greci sulla letteratura, Pise, 1987 (Biblioteca di studi antichi, 52). Mais si ce travail suppose les développements que j'ai présentés dans cet ouvrage, je ne cherche pas à donner ici un résumé ou une répétition de ces pages, mais plutôt un prolongement et une confirmation des hypothèses que j'y propose. Par ailleurs, j'aborde ici des textes et des problèmes parmi les plus discutés par la critique hésiodique, et la bibliographie qui les concerne est très abondante. Je n'ai donc pas cru nécessaire d'exposer tous les travaux des autres (ce que j'ai fait ailleurs) ; les indications bibliographiques que je donnerai seront donc limitées aux recherches qui m'ont paru les plus significatives pour les questions que j'aborde ici. Il vaut la peine de signaler qu'entre-temps est paru le livre important de Marie-Christine Leclerc, La Parole chez Hésiode (Collection d'Études Anciennes, 121, série grecque), Paris, 1993, qui traite beaucoup de problèmes analogues à ceux qui sont discutés ici. Je voudrais, enfin, exprimer ma gratitude à Pierre Judet de La Combe, qui a traduit mon texte (publié, avec quelques modifications, dans : Athenaeum, n.s. 80, 1992, p. 45-63)."
(1) Voir G. Arrighetti, Poeti, eruditi e biografi, 1ère partie, chap. 1, et également G. A. : "Notte e i suoi figli : tecnica catalogica ed uso dell'aggettivazione", dans : Tradizione e innovazione nella cultura greca da Omero all'età ellenistica, Scritti in onore di Bruno Gentili, vol. I, Rome, 1993, p. 101-114.
(2) Sur le rapport formel entre le vers 27 de la Théogonie et Odyssée XIX, V. 203, voir par exemple H. Neitzel, Homer-Rezeption bei Hesiod (Abhandl. Kunst-, Musik-, Literaturwissenschaft, 189), Bonn, 1975, p. 8-10, avec la bibliographie. Il ne fait maintenant plus de doute, je crois, qu'avec le vers 27 Hésiode fait allusion à la production poétique des autres, par opposition à la sienne, et qu'avec le vers 28 il attribue à sa propre poésie le mérite de la véridicité. C'est le sens le plus clair et le plus évident que suggèrent les vers 26-28, et que confirme l'ensemble des contenus de l'œuvre d' Hésiode.
Cependant, pour établir cela encore une fois, il a fallu tout l'effort déployé par Neitzel dans son article d'Hermes 108, 1980 (p. 387-401). Pour ce qui est de la polémique contre les autres poètes, je suis absolument convaincu qu'Hésiode suppose chez ses destinataires une connaissance précise de l'épopée homérique ; voir sur cette question, J. U. Schmidt, Würzburger Jahrbücher, n.s. 14, 1988, p. 41 s. Schmidt fait également remarquer (p. 44) que les termes employés par les Muses au vers 27 sont une mise en garde de caractère général concernant toute poésie composée en leur nom. C'est vrai, mais la cible de la polémique, au vers 27, se laisse plus précisément identifier et circonscrire.
(3) La tentative de K. Latte (Kleine Schriften, Munich, 1968, p. 71-73) de définir en quoi la vérité d'Hésiode s'oppose à l'épopée doit être prise au sérieux, même si elle ne satisfait pas entièrement. Cette vérité serait la conscience, permanente chez Hésiode, de la mission d'enseignement de sa poésie et se manifesterait dans l'attention qu'il prête à la réalité concrète de la vie humaine : "la vérité que la Muse sait transmettre... est... la relation à sa propre existence". C'est vrai, mais cela ne vaut quasiment que pour les Travaux.
Extrait de : Giovanni Arrighetti, "Hésiode et les Muses. Le don de la vérité et la conquête de la parole". In Le métier du mythe. Lectures d'Hésiode. Edité par Fabienne Blaise, Pierre Judet de la Combe, et Philippe Rousseau, Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion 1996. pp. 53-70.
"Dans les Histoires, le champ lexical de l' alêthéia se compose de 81 occurrences : 28 du substantif lui-même, 17 de l'adverbe alêthéôs, 34 de l'adjectif aléthês et 2 du verbe aléthizomai (333). Or Hérodote n'emploie ce vocabulaire qu'à quinze reprises dans des déclarations d'une portée généralement limitée. Ces déclarations se répartissent en effet en quatre catégories : ce sont ou bien des réserves sur la réalité du fait discuté et cela par neuf fois ; ou des "opinions de vérité (334)", dans deux cas ; ou encore, et à deux reprises, des précisions érudites de pur détail qui n'engagent nullement l'ensemble du développement dans lequel elles s'insèrent ; ce sont enfin des assertions hésitantes, dans deux cas seulement.
Examinons de plus près les passages ainsi répartis. Les réserves prennent parfois la forme de suppositions. Au lieu de s'interroger sur la réalité du fait, l'enquêteur adopte l'attitude surprenante qui consiste à faire l'hypothèse de son existence, afin de poursuivre une réflexion sur les modalités de sa réalisation ou sur ses conséquences. Il écarte ainsi une question qu'il ne peut ou ne veut résoudre -- celle de savoir si le fait s'est réellement produit -- et préfère examiner comment il s'est déroulé et ce qu'il a entraîné -- à supposer qu'il se soit produit.
La fondation conjointe de deux oracles de Zeus, l'un en Libye et l'autre à Dodone, en Grèce, fait, comme nous l'avons vu précédemment (335), l'objet de deux récits que l'enquêteur combine pour élaborer sa propre version des événements (11, 56). Et, de toute évidence, il est plus préoccupé de conduire cette synthèse que d'en prouver le fondement, entendons l'origine thébaine des oracles, et l'enlèvement perpétré par les Phéniciens, lorsqu'il déclare en introduction : "Quant à moi, je suis de l'opinion que voici. Si véritablement les Phéniciens enlevèrent les femmes consacrées et allèrent vendre l'une d'elles en Libye et l'autre en Grèce, je pense que cette dernière fut vendue..." Suit l'évocation du déroulement de cet événement dont l'existence même pose problème. Notons cependant que tout ce passage est placé sous le signe de l'opinion (gnômé ; dokéei moi). S'agit-il de la fontaine de jouvence des Éthiopiens "Longue-vie" ? Il suppose qu'elle existe réellement pour traiter de ce que produirait son éventuelle existence : la longévité du peuple qui utiliserait ses eaux. "Si cette eau est vraiment à leur disposition telle qu'on le dit, prend-il soin de déclarer, ce pourrait être grâce à elle que, s'en servant de façon constante, les Éthiopiens ont une longue vie" (111,23).
Il en va un peu différemment du chapitre IV,195, car, après avoir émis des réserves sur la réalité du fait, comme dans les cas précédents, l'enquêteur ne se résout pas à n'en rien pouvoir dire et à dévier sa recherche. C'est pourquoi il demande au raisonnement analogique de pallier les carences de son information et de le conduire, sinon à l' alêthéia, du moins sur la voie de celle-ci. Ce passage offre l'exemple exceptionnel dans les Histoires d'une recherche dans laquelle l'enquêteur place l' alêthéia en point de mire, tout en avouant qu'elle reste hors de sa portée et qu'il n'établit que du vraisemblable. Il fait un effort analogue pour évaluer le récit qui veut que le plongeur Skyllias de Skionè ait déserté chez les Grecs en plongeant aux Aphètes pour ne refaire surface que quatre-vingts stades plus loin, à l'Artémision (VIII,8). Après l'avoir mis en doute : "Je me demande avec étonnement si ce que l'on dit est véritable", il essaie cette fois de montrer que ce récit est mensonger en alléguant les autres traditions qui courent sur le plongeur : "On raconte sur le compte de cet homme beaucoup de choses qui ont tout l'air de mensonges et quelques-unes qui sont vraies." Mais il n'arrive pas plus à démontrer qu'un fait et le récit qui le rapporte sont faux qu'il ne parvient à établir leur réalité/vérité ; aussi conclut-il sur un avis personnel montrant qu'à ses yeux l'histoire de Skyllias est une fable : "Pour cette fois, qu'il me soit permis de dire qu'à mon avis il gagna l'Artémision sur un esquif." Hérodote reste en deçà du mensonge comme de la vérité.
Ces quelques exemples donnent raison à W. Luther (336) pour qui l' alêthéia hérodotéenne a gardé le sens de celle que, dans l' Iliade (XXIII, v. 361), Achille attend de Phoenix, quand il place son compagnon à l'extrémité de la carrière de sorte qu'il puisse observer la course de chars, en graver le souvenir dans sa mémoire (337) et en faire plus tard le récit. Dans tous les cas, le mot renvoie à la réalité du fait considéré et à la fidélité du discours qui en rend compte. Mais, si ses autres occurrences ne nous apprennent rien de plus sur son sens, nous croyons en revanche qu'elles sont de nature à remettre en question l'idée, également soutenue par W. Luther, que toute la recherche hérodotéenne s'efforce d'atteindre l' alêthéia (338).
Ailleurs, le mot entre dans des formules qui mettent le fait étudié en doute, mais l'enquêteur ne tente plus de transformer en incertitude l'ignorance où il se trouve ou bien de détourner sa réflexion sur un thème annexe pour éviter l'aporie. Il s'en tient à une manifestation de scepticisme. Il en est ainsi pour les récits qui prétendent que l'île égyptienne de Chemmis flotte (11,156), ou que le Perse Mégabatès avait une fille que Pausanias aurait volontiers épousée (V,32).
Enfin, dans les deux derniers textes qu'il nous reste à examiner dans notre première rubrique (IV,18 et 187), Hérodote, qui a fait mine d'affirmer la réalité d'un phénomène, s'empresse de relativiser la portée de son assertion comme s'il voulait atténuer une audace : "Au-dessus des Androphages commence un désert véritable sans aucune population humaine, autant que nous Ie sachions" (IV,18). "En vérité, les Libyens sont, de tous les hommes que nous connaissions, les plus sains" (IV,187).
Le vocabulaire de l' alêthéia, en ce qu'il figure dans des formules permettant à l'enquêteur de poursuivre ses récits ou ses réflexions sans se laisser arrêter par des connaissances insuffisantes, et parce qu'il témoigne aussi que ce dernier n'est pas dupe de ses informateurs ou de la puissance de ses propres capacités de recherche, dessine en somme une notion de vérité aux fonctions contrastées. D'une part, cette notion autorise des pratiques qui d'emblée l'ont évincée et ont renoncé à l'atteindre et, de l'autre, elle constitue le but inaccessible de l'effort de recherche. Mais, facteur de libération et d'expansion de la recherche ou concept essentiel d'une critique négative de la connaissance qui tente de s'élaborer, la vérité se dérobe toujours et se place constamment hors de portée de l'enquêteur." (pp. 165-167)
Notes
(333) Cf. J. E. Powell, A Lexicon to Herodotus, Hildesheim, Georg Olms, 1977, s.v. "Alèthès", "Aléthéàs", "Alèthizomai".
(334) L'expression peut surprendre mais elle rend assez bien compte de tournures de phrases dans lesquelles l'enquêteur souligne l'écart entre la vérité et le sentiment personnel qu'il en a, autrement dit sa vérité.
(335) Cf. seconde partie, chap. 1,2, "La voix des autres".
(336) W. Luther, "Der frühgriechische Wahrheitzgedanke im Lichte der Sprache", Gymnasium, LXV, 1958, p. 75-107, en particulier p. 104 sq.
(337) On consultera G. Nenci ("Il martus nei poemi omerici", La parola del passato, XIII, 1958, p. 221-241, et " Il giudice nei poemi omerici ", Giustizia e società, septembre-octobre 1963, p. 1-6) et M. Détienne (Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967), sur les problèmes des rapports de la vérité avec l'observation directe et la mémoire dans les poèmes homériques.
(338) W. Luther, "Der frühgriechische Wahreitzgedanke...", art. cité, p. 104 sq.
Extrait de : Catherine Darbo-Peschanski, Le discours du particulier. Essai sur l'enquète hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987.