Theory and History of Ontology (www.ontology.co)by Raul Corazzon | e-mail: rc@ontology.co

Giorgio Tonelli (1928-1978): Bibliographie des écrits sur Kant e la Philosophie du XVIIIe Siècle

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Bibliographie

  1. Tonelli, Giorgio. 1956. "Zabarella inspirateur de Baumgarten ou l'origine de la connexion entre esthétique et logique." Revue d'Esthétique:182-192.

    Traduction italienne dans: G. Tonelli, Da Leibniz a Kant. Studi sul pensiero del Settecento, Napoli: Prismi, 1987, pp. 139-146.

  2. ———. 1959. "La nécessité des lois de la nature au XVIIIe siècle et chez Kant en 1762." Revue d'histoire des sciences et de leurs applications no. 12:225-241.

    "II n'est pas besoin de souligner l'importance de la question des lois du mouvement aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il ne manque d'ailleurs pas d'exposés détaillés des théories diverses qui se sont suivies, à savoir des différentes lois et « mesures » élaborées par Galilée, Descartes, Huygens, Leibniz, etc. (1). Mais ce qui manque c'est une recherche particulière sur un caractère spécial de ces différentes lois: le degré de nécessité qui leur était attribué. Cette question acquiert une importance particulière dans l'étude de la philosophie kantienne, car, on le verra, on rencontre chez Kant, dans la période précritique, un revirement soudain à propos de ce problème, revirement qui ne peut être compris en ignorant les précédents historiques de ce dernier.

    Nous nous proposons donc d'ébaucher ici rapidement les positions des principaux philosophes du XVIIe siècle sur ce point, et de décrire avec plus d'exactitude l'état de la question au XVIIIe siècle, en particulier dans le cas de l'Allemagne.

    Les termes du problème (que nous énonçons maintenant dans la formulation qu'ils ont reçue dans les écoles allemandes du XVIIe siècle) sont les suivants: quel est le degré de nécessité qu'il faut attribuer aux lois du mouvement, lois qui s'identifient d'ailleurs avec les lois générales de la nature (2) ? Tout le monde était d'accord sur le fait que ces lois étaient nécessaires par rapport à la nature: en fait, des lois contingentes ne sont pas des lois, car rien ne garantirait alors l'uniformité des opérations de la nature, ou, plus exactement, il n'y aurait pas d'uniformité de ces opérations, donc il n'y aurait pas de lois et, à proprement parler, il n'y aurait même pas de nature : le monde ne serait qu'un miracle perpétuel.

    Ces lois doivent donc être nécessaires par rapport à la nature; si Dieu veut les interrompre, il s'agit d'une intervention extraordinaire, à savoir d'un miracle." (p. 225)

    (1) Le meilleur exposé est peut-être encore celui qu'on rencontre chez J. K. Fischer, Geschichte der Physik.... (8 vol., 1801-1808), surtout t. II, pp. 316 sq. ; t. IV, pp. 88 sq.

    (2) Voir par exemple, J. M. Verdries, Conspectus philosophiae naturalis, Gissae, 1720, pp. 8-9 : « Leges naturae sunt rationes resistentiae et motus, quibus corpora se invicem afïîciunt, et quas constanter, necessitate naturae, pro essentiali dispositione et inseparabilibus proprietatibus observant. »

  3. ———. 1959. "La question des bornes de l'entendement humain au XVIIIe siècle et la genèse du criticisme kantien, particulièrement par rapport au problème de l'infini." Revue de Métaphysique et de Morale no. 65:396-427.

    Traduction italienne dans: G. Tonelli, Da Leibniz a Kant. Studi sul pensiero del Settecento, Napoli: Prismi, 1987, pp. 45-78.

    "Hume et Kant n'ont pas été les premiers à proclamer la nécessité d'admettre que l'esprit humain ne peut pas tout connaître, et d'imposer le respect de ses bornes: voilà ce qu'on oublie trop souvent, lorsqu'on tâche de reconstruire les origines de la philosophie kantienne. C'est bien pour cela que nous nous proposons d'ébaucher ici un tableau très sommaire de la question au temps de la formation philosophique de Kant. Si nous devions traiter à fond le thème que nous affrontons, nous nous trouverions en présence d'une tâche énorme, dont l'exécution dépasserait largement ce qui est nécessaire à une compréhension meilleure de la personnalité de Kant. En fait, il s'agirait d'abord de n'écrire rien moins que l'histoire du scepticisme, sur laquelle plusieurs ont d'ailleurs été publiés (*); mais ceci ne serait que le commencement, car il est évident que de nombreux penseurs, qu'on ne peut d'aucune façon considérer comme des sceptiques, ont reconnu que la capacité humaine de connaître n'est pas illimitée. Il faudrait enfin parler de tous ces mystiques, qui ne tendaient à affaiblir ou à nier la valeur de la connaissance rationnelle que pour faire place à la foi ou à l'illumination intérieure. Ce que nous nous proposons de faire ici n'est donc que de décrire l'état de la question dans ses aspects les plus généraux au cours de la première moitié du XVIIIe siècle ; ce qui nous force à nous occuper d'abord rapidement de ceux, parmi les grands penseurs du XVIIe siècle, qui exerçaient encore une influence importante au siècle suivant. Nous renonçons donc à étudier certains pyrrhoniens très typiques du XVIIe siècle, tels que La Mothe Le Vayer, Huet, Glanville, etc. dont l'importance ne dépasse pas les bornes de leur époque. La question que nous allons traiter a naturellement plusieurs aspects différents: en fait, on peut chercher à établir l'extension des connaissances possibles dans les directions les plus divergentes, et on peut concevoir les bornes de ces connaissances d'une façon très variée. Nous nous limiterons pourtant à diviser notre thème en deux parties principales : dans la première, nous nous occuperons du problème des bornes en général ; dans la deuxième, nous exposerons plus particulièrement la question spéciale des bornes de l'esprit humain par rapport à l'infini, question qui absorbait à l'époque la plus grande partie des discussions consacrées à notre thème. Nous négligerons donc consciemment plusieurs aspects plus particuliers de la question, tels que le doute des cartésiens quant à la validité de la connaissance sensible, et les crises des notions de substance et de force; ces dernières étaient parmi les problèmes qu'on reconnaissait, au XVIIIe siècle, être les plus difficiles à résoudre pour l'homme (2). En particulier, les newtoniens modérés reconnaissaient que la force d'attraction était quelque chose de mystérieux et d'inexplicable du point de vue de la philosophie mécanique (3). De même, en théodicée, les adversaires du téléologisme déclaraient qu'il était impossible de pénétrer les desseins de la sagesse divine, et qu'il valait mieux expliquer les phénomènes au moyen des causes efficientes (4); pour ne pas mentionner les incertitudes en ce qui concerne le problème de la liberté. Nous éviterons, de même, de discuter certaines formes d'idéalisme qui présupposent, plutôt que des bornes de l'esprit humain, le fait qu'on ne peut rien connaître du monde sensible, car, en vérité, il n'y a pas de monde sensible." (pp. 396-397)

    (...)

    "La polémique sur les bornes des connaissances acquit en Allemagne une importance particulière du fait qu'elle devînt un des grands thèmes des disputes entre wolffiens et antiwolffîens. L'origine culturelle de l'opposition contre Wolff était sans doute théologique; mais la querelle se transposa aussitôt en métaphysique, en gardant peu de traces apparentes de son origine religieuse. Il faut d'ailleurs reconnaître que les limitations des connaissances demandées par les antiwolffiens n'eurent comme effet direct que la renonciation à discuter certains mystères religieux; pour le reste, il y avait peu de domaines où les antiwolffîens fussent résignés à l' « ignoramus »; en vérité, ils n'étaient pas beaucoup plus prudents que leurs adversaires. Cependant, l'affirmation des bornes de l'entendement entraînait une série de conséquences vis-à-vis des principes ontologiques et de la conception méthodologique de la connaissance, qui exerceront les influences les plus remarquables sur la formation philosophique de Kant. Kant lui-même ne venait à s'intéresser que peu à peu au problème des bornes de l'entendement; évidemment il avait absorbé celui-ci parmi les autres éléments de sa polémique antiwolffienne; mais la mise en termes initiale qu'il donne au problème est plutôt éclectique, pour ainsi dire cosmopolite, plutôt que typiquement antiwolffienne. Pour la suite, son attitude ne change pas: il continue à s'approprier soit des éléments tirés de l'antiwolffisme allemand, soit des éléments plus ou moins analogues aux premiers, qui lui étaient offert par l'Angleterre et par la France. Ce n'est que plus tard que, surtout sous l'influence de Locke et de Hume, le thème des bornes acquiert chez Kant l'importance centrale qu'on lui connaît, et que ce thème n'avait eu jusqu'alors que chez les empiristes anglais; mais il ne faut jamais oublier les polémiques locales de l'Allemagne du XVIIIe siècle, qui ont éveillé chez Kant un intérêt pour un monde différent, et des sympathies pour ce qu'il trouvait dans ce monde d'analogue à ces polémiques; cela devait contribuer si puissamment à former sa personnalité philosophique, en pleine réaction contre le dogmatisme et le rationalisme wolffîens." (pp. 426-427)

    (*) Carl Fried. Stäudlin, Geschichte und Geist des Skeptizismus, 2 Bde, Leipzig, 1794 ; J. F. I. Tafel, Geschichte und Kritik des Skeptizismus, Tübingen, 1834 ; H. Was, Geschiedenis van hat Scepticisme, 1, England, Utrecht, 1870.

    (1) Voir Stäudlin, op. cit.. 11 vol.

    (2) Voir notre article Critiques of the Notion of Substance prior to Kant, à paraître dans « The Journal of the History of Ideas ».

    (3) G. Tonelli, Elementi metafisici e metodologici in Kant precritico, Torino, 1959, Vol. I, cap. II, SS 28 et suiv.

    (4) Ibid., Cap. II, §§12 et suiv.

  4. ———. 1962. "Qu'est-ce que l'histoire de la philosophie ?"Revue philosophique de la France et de l'Étranger no. 152:289-306.

    Traduction italienne dans: G. Tonelli, Da Leibniz a Kant. Studi sul pensiero del Settecento, Napoli: Prismi, 1987, pp. 295-309.

    "Il semble que ce secteur fondamentaule l'histoire de la philosophie, qui a pour objet l'étude monographiqe d'un texte en particulier ne tient pas assez compte, en général, de certaines prémisses méthodologiques essentielles à la position des problèmes historiques que tout chercheur doué de la forma mentis de l'historien devrait se poser.

    Nous nous proposons d 'exposer ici d'une façon très succincte quelques perspectives fondamentales qui devraient diriger toute analyse en ce domaine. On ne vise ici, nous tenons à le faire remarquer, qu'à décrire les catégories principales d'un seul parmi les nombreux points d'approche complémentaires (ou niveaux de travail), suivant lesquels on pourrait organiser une recherche historique de ce genre." (p. 289)

  5. ———. 1964. "Deux sources britanniques oubliées de la morale kantienne." In Mélanges Alexandre Koyré, publiés à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire. Vol. II: L'aventure de l'esprit, 469-505. Paris: Hermann.

    Traduction italienne dans: G. Tonelli, Da Leibniz a Kant. Studi sul pensiero del Settecento, Napoli: Prismi, 1987, pp. 249-256.

  6. ———. 1973. "La philosophie allemande de Leibniz à Kant." In Histoire de la Philosophie, Tome II: De la Renaissance à la Révolution kantienne, edited by Belaval, Yvon, 728-785. Paris: Gallimard.

    Encyclopédie de la Pléiade, 36.

    "La période que nous allons étudier est d’habitude définie comme l’ « âge des Lumières » (Aufklärung), mais nous tâcherons d’employer ce terme aussi peu que possible: il donne lieu à trop de controverses. L' Aufklärung, quand commence-t-elle ? Avec Thomasius, avec Wolff, ou plus tard? Et quand finit-elle? Est-ce que Kant en marque le couronnement ou la fin? Et comment séparer nettement l' Aufklärung de certaines tendances qui, tout en s’opposant manifestement à elle, appartiennent quand même à l’esprit du temps et la pénètrent parfois profondément?

    Il ne nous, reste qu’à nous réfugier dans des critères chronologiques: nous nous occuperons d’abord de la philosophie thomasienne-piétiste (jusqu’en 1725-1730), ensuite du wolffîsme (jusqu’en 1750-1755), enfin de la philosophie populaire, avec sa floraison d’intérêts nouveaux, et de la néologie (jusqu’à 1780), sans pourtant négliger les groupes d’opposition, ou les isolés de marque. Nous ne pourrons toutefois étudier le Sturm und Drang (1770-1780), car son épanouissement, aussi violent qu’éphémère, ne trouve son sens et ne pénètre en profondeur qu’à l’époque suivante; de même, il nous faudra négliger, complètement ou en partie, des personnalités remarquables, telles que Platner, Lichtenberg, Jacobi, Herder, Pestalozzi, qui ne donneront que plus tard le meilleur de leur œuvre." (p. 728)

    "La période précritique de Kant.

    Si Immanuel Kant était mort avant 1781, nous ne devrions consacrer ici que quelques lignes à son œuvre philosophique. Mais sa grandeur future demande un examen sommaire des de sa période précritique, indispensable pour comprendre la formation du criticisme.

    Fils d’un artisan, Kant ne put continuer ses études que grâce à des bourses gagnées par ses mérites, et par des sacrifices assez durs. Issu d’une famille piétiste, Kant fut éduqué au lycée Fridericianum, imbu de l’esprit piétiste. Cela a suggéré aux historiens beaucoup de spéculations sur des composantes « piétistes » de la pensée kantienne; en fait, on n’en trouve trace ni dans sa morale, ni dans sa philosophie de la religion; nous verrons plus loin ce que cela peut signifier.

    Il est essentiel de se rendre compte de l’état de l’université de Königsberg à cette époque. Les piétistes étaient parvenus à dominer les universités de l’Allemagne protestante autour de 1710; mais les aristotéliciens avaient résisté à Königsberg, à Wittenberg et à Rostock. À Königsberg, piétistes et wolffiens représentaient une sorte d’opposition extra-universitaire: ce n’est qu’en réunissant leurs forces, et avec l’aide de Frédéric-Guillaume Ier, qu’ils purent s’emparer, en 1725, du pouvoir académique. Mais leur alliance fut éphémère. Les piétistes avaient à peine gagné la partie qu’ils se retournèrent contre leurs alliés wolffiens: aucun wolffien orthodoxe ne fut toléré dans l’université, aucun wolffien, même modéré, ne reçut jamais un poste de titulaire. Toutefois le roi, voulant maintenir la paix entre les deux partis, encore menacés par les vieux aristotéliciens, envoya à Königsberg le théologien Fr. Alb. Schultz, piétiste qui avait reçu une formation wolffienne: nommé d’abord directeur du Fridericianum, Schultz devint, en 1732, recteur de l’université, qu’il domina presque sans interruption jusqu’à sa mort. Mais ses sympathies pour les wolffiens étaient en fait assez tièdes: il les toléra sans les aider.

    Donc la situation de l’université de Königsberg pendant les études de Kant, et par la suite, est assez claire: elle était dominée par des piétistes, qui avaient abandonné la philosophie thomasienne piétiste au cours de leur alliance avec les wolffiens; le wolffisme orthodoxe était officiellement condamné; des wolffiens non orthodoxes, tel M. Knutzen, n’étaient que tolérés. L’influence de Knutzen sur Kant, d’ailleurs, a été exagérée; elle a laissé bien peu de traces; Knutzen lui-même n’était certainement qu’un philosophe médiocre.

    Le milieu de Königsberg suggérait donc surtout un éclectisme antiwolffien indéterminé, nécessairement ouvert à la possibilité d’influences nouvelles: et voilà, autour de 1745, l’épanouissement de l’Académie de Berlin, avec son newtonianisme, et l’affirmation de la philosophie de Crusius, l’antidote par excellence contre le wolffisme. C’est de Maupertuis et de Crusius que Kant va se nourrir dès ses débuts: son « wolffisme » de jeunesse est un mythe qu’il est temps de détruire. Et son « piétisme » se réduit au fond à ses sympathies pour la philosophie crusienne, dernière expression importante de l’école de Thomasius.

    Kant s’intéressa d’abord à des problèmes de philosophie naturelle, mais son approche révèle des intérêts métaphysiques très prononcés. Son livre Sur la véritable estimation des forces vives (1747) est l’une des premières démarches pour introduire l’attractionnisme newtonien en Allemagne, et la première tentative de lui donner une fondation métaphysique d’origine leibnizienne. L’esprit antiwolffien de cet ouvrage n’est que trop clair: les éléments leibniziens qu’il contient étaient assez largement acceptés à l’époque, et n’étaient nullement une marque de wolffianisme. Il en sera de même des autres éléments « wolffiens » que nous trouverons chez Kant.

    L' Histoire naturelle et théorie générale de l'univers de 1755, avec les travaux mineurs publiés dans le même temps, sont surtout un plaidoyer pour la conception mécanique de l’univers matériel, à la suite de Maupertuis, et contre cette physicothéologie que Wolff avait dû accepter. L’attractionnisme est accentué davantage; mais il est accompagné d’une cosmogonie qui reste fidèle au mécanisme cartésien, que Newton n’aurait jamais acceptée.

    La Nova Dilucidatio (1755), dissertation peu originale, révèle une influence crusienne très remarquable. Dans sa Monadologia physica (1756), Kant adopte des positions assez analogues à celles de Boscovich: une fois de plus, c’est une conciliation entre Newton et Leibniz. Dans ses Considérations sur l’optimisme (1759) Kant défend — en éclectique — une position wolffienne, acceptée d’ailleurs par plusieurs non-wolffiens, et qu’il abandonnera bientôt.

    Dans sa Démonstration de l’existence de Dieu (1762), Kant nous donne pour la première fois une contribution assez intéressante à l’ontologie, contribution qui ne restera pas sans suite dans son développement ultérieur. Nous ne voulons que mentionner une thèse capitale de cet ouvrage : la nécessité absolue des lois du mouvement. C’est, au fond, du spinozisme: mais Bernoulli et d’Alembert avaient soutenu la même position.

    Kant a montré jusqu’ici un intérêt particulier pour la métaphysique ou pour la philosophie naturelle. L’année 1762 marque un tournant capital: l’ouvrage sur les Fondements de la théologie naturelle et de la morale est surtout méthodologique; et l’influence de Crusius est plus forte que jamais.

    Les Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) et le Programme (1765) vont encore plus loin: Kant, en dépit de toute méfiance souvent exprimée contre elle, est bien proche de la « philosophie populaire »: descriptions anthropologiques, démonstrations in concreto; c’est par ce moyen qu’il espère réformer la métaphysique traditionnelle. C'est un programme déclaré, d’ailleurs, depuis 1762: mais les moyens méthodologiques de la réforme sont maintenant plus à la page; la rupture avec la forme d’esprit dominante est définitive. De plus, l’influence des Anglais et de Rousseau devient capitales: elle sera désormais à la base de la morale et de l’esthétique de Kant.

    Voilà l’esprit qui dicte, en 1766, les Rêves d’un voyant, dirigés contre Swedenborg aussi bien que contre Wolff: les rêves d’un voyant (Swedenborg) ne valent guère plus que les rêves d’un métaphysicien (Wolff): c’est la crise de la notion de causalité, et de la métaphysique classique en général.

    L’article sur les Régions de l’espace, de 1768, ne doit pas nous tromper: c’est une autre application, bien qu’éphémère, de la méthode in concreto.

    La Dissertatio de 1770 (avec les Réflexions qui la précèdent et qui la suivent) marquera la fin de cet état d’esprit, tout en étant sa conséquence: mais nous voilà au seuil de la philosophie « critique ». Kant revient aux spéculations abstraites, mais elles seront dictées en grande partie par les expériences des années précédentes." (pp. 772-775)

  7. ———. 1974. "Introduction. Bibliographie et histoire du texte." In Pierre Louis Maupertuis, Oeuvres, I, V-LXXXIII. Hildesheim: Georg Olms.

  8. ———. 1975. "Maupertuis et la critique de la métaphysique." In Actes de la Journée Maupertuis. Créteil, 1-12-1973, 79-90. Paris: Vrin.

    Repris dans La pensée philosophique de Maupertuis. Son milieu et ses sources (1987), pp. 8-16.

    "Maupertuis est, d’abord, un philosophe de la nature: nous voulons donc commencer par l’examen de sa conception métaphysique de ce monde extérieur, a l’étude duquel il a consacré la plus grande partie de sa vie. Cela nous réserve quelques surprises: ce naturaliste est, en fait, un ultraphénoméniste. La réduction des qualités primaires aux qualités secondaires est complète. La dureté, l’étendue, n’appartiennent pas aux objets pas plus que l’odeur, le son et le goût. L’étendue n’a que la prérogative d’être perçue par deux sens différents, le toucher et la vue; prérogative illusoire: “L’étendue, comme ces autres, n’est qu’une perception de mon âme transportée à un objet extérieur, sans qu’il y ait dans l’objet rien qui puisse rassembler à ce que mon âme apperçoit”. D’ailleurs, les idées de la durée et de l’étendue ne sont pas “plus distinctes” que celles des autres qualités, et elles sont perçues de la même façon; elles n’ont donc pas plus de “réalité” que celles-ci: dans le monde extérieur, tous les “objets ne sont que de simples phénomènes” (1). Maupertuis se réfère explicitement à Berkeley sur ce point. En admettant cela, on “anéantit toute distinction qu’on voudroit faire entre deux manières d’exister, l’une dans l’esprit, l’autre au dehors” (2). Mais procédons par degrés, et considérons d’abord que “des êtres inconnus excitent dans notre âme tous les sentiments, toutes les perceptions qu'elle éprouve; & sans ressembler à aucune des choses que nous appercevons, nous les représentent toutes” (3). Les objets extérieurs nous sont donc complètement inconnus en eux-mêmes; pourtant, il y a peut-être des objets extérieurs. Lesquels? On peut supposer tout au plus que “Le choc de quelques corps peut bien en être la cause ou l’occasion [des sentiments]” (qu’on remarque l’expression “occasion”); mais le choc est un mouvement: et “comment une perception rassembleroit-elle à un mouvement?” (4)." (pp. 8-9)

    (1) Œuvres , Lyon 1768, II, 230-234 (Lettres 1752). Voir aussi, œuvres, I, 273, 281-282 (Réflexions philosophiques sur l'origine des langues, 1748).

    2) Œuvres, I, 298 (Réponse à Boindin, 1756).

    3) Œuvres, II, 234 (Lettres, 1752).

    4) Œuvres, II, 228-229 (Lettres, 1752).

  9. ———. 1987. La pensée philosophique de Maupertuis. Son milieu et ses sources. Hildesheim: Georg Olms.

    Édition posthume par Claudio Cesa.

    Table des matières: Préface 1; Introduction 3; Première partie. La vie et l’oeuvre: I. La vie 6; II. La critique de la métaphysique 8; III. L’existence de Dieu 16; IV. Origine et valeur de la connaissance 25; V. La méthode de la connaissance 34; VI. La philosophie naturelle 44; VII. La morale 50; VIII. La religion de Maupertuis 54; Deuxième partie. La place de Maupertuis dans l’histoire de la pensée et les sources de ses doctrines: IX. Maupertuis et les grands philosophes du passé 57; X. Quelques nouvelles perspectives historiques de la pensée maupertuisienne 63; XI. Les sources des doctrines particulières 90; XII. Origine et méthode de la connaissance 131-144.

    "Au moment de sa mort (28. 4. 1978) Giorgio Tonelli ne travaillait plus depuis quatre ans au volume sur Maupertuis. Cela ne signifiait pas qu’il avait abandonné définitivement l’espoir de le terminer ou qu’il ne s’intéressait plus au sujet. Au contraire il revenait souvent à l’idée d’écrire une histoire du scepticisme au XVIIIème siècle. Il en avait du reste donné d’avance deux chapitres sous forme d’articles consacrés à P.-J. Changeux (1974) et à D’Alembert (1976).

    Il avait été attiré par Maupertuis une dizaine d’années auparavant, à l’occasion d’une réimpression anastatique — due à ses soins — des œuvres dans l’édition de Lyon 1768 (G. Olms Verlag, Hildesheim— New York, 4 tomes, 1964—1975). Il avait songé d’abord à écrire une introduction philosophique comme celle qu’il avait rédigée pour Die philosophischen Hauptwerke de Ch. A. Crusius; mais son texte finit par prendre les dimensions d’un volume. Il décida alors de se borner pour l’Introduction du premier tome des œuvres à une histoire du texte et à une bibliographie, en se réservant d’achever son ouvrage sur la pensée philosophique de Maupertuis en des temps meilleurs. Ces temps meilleurs n’arrivèrent jamais. Il fit lui-même publier seulement quelques dizaines de pages de son manuscrit sous forme d’articles: Maupertuis et la critique de la métaphysique, dans Actes de la journée Maupertuis — Créteil 1. XII. 1973 (Paris, Vrin, 1975, pp. 79—90); Themiseul de Saint Hyacynthe. A smailing sceptic et The scepticism of François Quesnay, dans "International Studies in Philosophy”, 1978 (X), pp. 163-166 et 1979 (XI), pp. 77-89 respectivement (le dernier en partie remanié et augmenté par rapport à l’état du manuscrit que nous publions).

    Le volume que nous présentons maintenant au public n’est pas terminé. Il manque au dernier chapitre la conclusion, qui, d’après une note manuscrite, aurait dû traiter des réflexions de Maupertuis sur l’innéisme. Un autre chapitre, qui aurait dû traiter des polémiques de Maupertuis avec Wolff et son école, manque complètement. Le reste était prêt, avec son apparat de notes complet, mis à jour pour l'année 1970 à peu près.

    L’auteur avait fait dactylographier la première partie, qui correspond aux chapitres 1—8; la deuxième partie, plus étendue, est restée manuscrite et je l’ai dactylographiée moi-même. Je prends sur moi toute la responsabilité des erreurs et malentendus éventuels. Une mise à jour bibliographique serait tombée tout à fait mal à propos, à cause, entre autre, de la manière très personnelle de travailler de Giorgio Tonelli.

    Je remercie Madame Grazia Olivieri Tonelli, qui, en me confiant le manuscrit, a bien voulu honorer une amitié de plus de trente ans, née entre Giorgio et moi dès les années de l’université; je remercie Pierre Quillet, vieil ami de Gioigio, qui a bien voulu relire les épreuves; et je remercie aussi l’éditeur Georg Olms, qui a accueilli le volume dans une collection que Giorgio Tonelli avait fondée et dirigée pendant plusieurs années." (Préface de Claudio Cesa, p. 1)

    "En 1752 Maupertuis recueillait pour la première fois une partie de ses dans un volume intitulé œuvres. En 1753 paraissaient ses œuvres en deux volumes, et en 1756 en quatre volumes. Cette édition était réimprimée en 1768, après la mort de l’auteur. Maupertuis mourut de la tuberculose à l’âge de 60 ans et dix mois, en 1759; en 1756 sa santé était précaire, telle qu’elle l’avait été depuis longtemps, mais rien ne nous fait penser qu'il considérât sa fin comme imminente. Ses intérêts philosophiques étaient encore bien vivants: en 1756 il avait écrit un Mémoire sur la preuve de l’existence de Dieu (qui parut en 1758, et qui ne fut donc inclus ni dans l’édition des œuvres de 1756, ni dans sa réimpression de 1768); encore en 1756, il avait fait annoncer par l’Académie de Berlin un concours pour l’année 1758, dont le thème était philosophique. Notre auteur avait sans doute l’intention de développer dans d’autres ses idées philosophiques, biologiques, etc., et il aurait réuni par la suite ces dans des éditions ultérieurement élargies des œuvres, y incluant le Mémoire de 1756. La mort l’en a empêché. Nous devrons donc considérer l’édition de 1756 (avec l’addition du Mémoire de 1756) comme définitive, par rapport à l’état de la pensée de Maupertuis à la fin de sa vie.

    Cette édition n’est certainement pas complète. Elle représente surtout le tableau que Maupertuis, en ce moment là, voulait donner de son œuvre: un tableau décidément influencé par des événements qui avaient modifié assez profondément son attitude dans une direction bien facile à établir.

    Ayant débuté comme “géomètre”, Maupertuis fut nommé en 1746 président de l’Académie des Sciences et Belles Lettres de Berlin, la seule qui eut, en ce temps-là, une classe de philosophie. Cette classe avait été établie au cours de la réorganisation de l’Académie, voulue par Frédéric II de concert avec Maupertuis, qui entre 1740 et 1746 séjourna fréquemment a Berlin.

    Maupertuis se trouva donc à la tête d’une Académie particulièrement “philosophique” - soit qu’il ait désiré lui-même de lui donner ce caractère, soit qu’il ait cédé au désir du monarque. Le président d’une telle Académie devait donc être un philosophe lui-même. Maupertuis se trouva dès lors obligé de développer ses talents philosophiques. A cela il faut ajouter le fait que, se trouvant alors dans un pays, l’Allemagne, profondément consacré à la philosophie spéculative, surtout wolffienne, notre auteur dut élargir le domaine de sa mission intellectuelle en élaborant des doctrines d’une importance plus générale, dans le but d’éclairer une nation qui, de son point de vue, était encore plongée dans une sorte de barbarie métaphysique.

    Nous ne devrons donc pas nous étonner si, dans ses œuvres, Maupertuis renonça à réimprimer quelques travaux purement scientifiques qui, tout en étant bien importants, auraient alourdi le recueil, et dilué sa signification “philosophique”. Ce n’est pas que Maupertuis ait renié son illustre passé de savant, qui est d’ailleurs assez représenté dans les œuvres: mais son but est surtout de donner une image de lui-même qui soit conforme à sa fonction de président de l’Académie de Berlin.

    Eh bien, en dépit de ce que ses contemporains — et surtout Voltaire — en ont dit, Maupertuis, en tant que philosophe, a une valeur incontestable: soit par rapport à l’Age des Lumières en France, soit — et surtout - par rapport à son influence en Allemagne. Entre autres choses, il exerça sur la période précritique de Kant une influence qui, à notre avis n’a pas été assez remarquée.

    Sa personnalité philosophique, si contestée, ne manque point de traits saillants: nous en étudierons plusieurs par la suite. Pour l’instant, nous insisterons sur un élément qui nous paraît fondamental. Maupertuis philosophe a été surtout accusé d’ambiguités, d’incertitudes, bref, d’un développement trop dynamique, et trop désordonné, pour être cohérent. Mais nous ne sommes pas de cet avis. Au contraire, nous croyons, et nous nous» efforcerons de démontrer, que sa pensée, en général, présente des caractères systématiques constants, qui dominent tout a fait sur une évolution qui, tout en étant incontestable, ne représente qu’un facteur secondaire. L’illusion d’un Maupertuis philosophe “incohérent” dépend surtout, à notre avis, de sa personnalité de savant; celle-ci impose à ses doctrines philosophiques une méthodologie qui donne lieu à des malentendus. En fait, Maupertuis échelonne une hiérarchie d’hypothèses qu’il ne faut pas hypostasier en tant que doctrines métaphysiques arrêtées. ’ Il part dans une certaine direction possible (tout en tenant compte des autres possibilités), en épuisé les développements, et se replie souvent, par un processus familier aux savants, sur unç autre direction qui lui paraît promettre des meilleurs résultats. Tout en ne-reniant- pas la possibilité abstraite des directions écartées, aussitôt qu’il s’est rendu compte qu’elles ne sont que des culs-de sac, ou qu’elles ne sont pas suffisamment établies, il poursuit une voie differente. Il ne s’agit donc pas tellement de revirements et de révisions, il s’agit plutôt de l’esprit méthodologique d’un homme de science, qui croit de son devoir d’explorer à fond les voies différentes, avant de se décider à en poursuivre une. Voilà, croyons — nous le secret des “repentirs” de sa pensée, qui au fond n’en sont pas. D’après un plan assez précisément arrêté, probablement à partir du début, il développe des thèses différentes, pour parvenir à la fin à des conclusions qui, tout en n’étant que probables, constituent pourtant un système harmonique qui mérite une place d’honneur dans son époque.

    Mais parfois Maupertuis ne croit pas pouvoir se décider entre plusieurs alternatives hypothétiques: en ce cas il poursuit l’une ou l’autre, d’après ce que les circonstances lui suggèrent; souvent, il en poursuit plusieurs en même temps. Les contrastes qui en résultent ne sont en général qu’apparents: comme chacune des alternatives n’est qu’une conjecture, il est parfaitement licite de développer des conjectures inconciliables entre elles, pour en déceler les implications, dans le but d’en évaluer la probabilité relative. Ceci est, encore une fois, un processus qui est familier aux savants.

    Par dessus le marché, nous nous rendrons bientôt compte du fait que Maupertuis, en tant que philosophe, est un “sceptique académique” parfait; et la stratégie philosophique que nous venons de décrire est bien typique de l’école sceptique.

    Il serait bien difficile de décider si le scepticisme de Maupertuis n’est qu’une conséquence de son esprit scientifique, ou si les deux se sont développés ensemble. Du point de vue de la chronologie des œuvres, Maupertuis philosophe est sans doute postérieur à Maupertuis savant. Mais il nous reste à considérer l’influence des philosophes sceptiques de l’époque sur la formation de la méthodologie scientifique maupertuisienne: notre auteur connaissait sans doute l’oeuvre de Bayle, et nous verrons que les doctrines de Quesnay présentent des analogies profondes et frappantes avec celles de Maupertuis. Il se peut donc que l’origine de l’esprit de la philosophie maupertuisienne soit pour le moins autant philosophique que scientifique. Malheureusement, nous n’avons aucun élément qui nous permette d’établir l’époque, et la portée, de ces influences. Par dessus le marché, le fait que Maupertuis ait connu — à quelque époque que ce soit — l’oeuvre de Quesnay n’est qu’une conjecture très probable.

    A la rigueur, dans une perspective historique plus vaste, ce problème devient si compliqué, qu’il serait absurde de vouloir le résoudre d’une façon tranchante. Au cours des dernières décennies on s’est de plus en plus rendu compte du fait que l’école sceptique, des le début du XVIIe siècle, a contribué puissamment à la naissance de l’esprit scientifique “moderne”, et qu’en même temps les succès tangibles remportes dans les sciences naturelles par ceux qui étaient animés par cette forma mentis a joué un rôle important dans l’affermissement ultérieur de la philosophie sceptique. Nous sommes donc en présence d’un phénomène d’interaction, si non d’identification, de deux méthodes, l’une philosophique, l’autre scientifique: il sera probablement impossible d’évaluer exactement la contribution respective des deux facteurs à l’évolution des idées en question, prises dans leur ensemble. Cette incertitude ne fait que compliquer ultérieurement le problème par rapport à Maupertuis: et il n’est pas raisonnable de se poser des problèmes que l’on doit considérer comme insolubles. Nous voulons nous consacrer ici, nous le répétons, a l’étude de la pensée-philosophique de Maupertuis, si intéressante et si négligée. Maupertuis savant a été largement étudié dans la monographie classique de Brunet, et les recherches successives ont ajouté bien peu au tableau qu’il en a donné sauf pour ce qui concerne les études de Guéroult sur les lois du mouvement, et de Roger pour la biologie. Nous ne sommes d’ailleurs pas compétents pour approfondir ces problèmes. Mais Brunet s’est contenté de traiter d’une façon sommaire, parfois bien superficielle et naïve, la pensée philosophique de son auteur: et Guéroult et Roger n’ont approfondi que des problèmes particuliers. Notre contribution sera donc centrée sur cet aspect de la pensée maupertuisienne." (Introduction, pp. 3-5)